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REVUE DES DEUX MONDES.

LA DIVINA COMMEDIA.

Si l’on veut jeter un coup-d’œil sur l’Europe du xiiie siècle, et voir depuis cent ans quels évènemens s’y accomplissaient, on sentira que l’on touche à cette époque où la féodalité, préparée par une genèse de huit siècles, commence le laborieux enfantement de la civilisation. Le monde païen et impérial d’Auguste s’était écroulé avec Charlemagne en Occident, et avec Alexis l’Ange en Orient : le monde chrétien et féodal de Hugues Capet lui avait succédé, et le moyen-âge religieux et politique, personnifié déjà dans Grégoire vii et dans Louis ix, n’attendait plus pour se compléter que son représentant littéraire.

Il y a de ces momens où des idées vagues, cherchant un corps pour se faire homme, flottent au-dessus des sociétés comme un brouillard à la surface de la terre : tant que le vent le pousse sur le miroir des lacs ou sur le tapis des plaines, ce n’est qu’une vapeur sans forme, sans consistance et sans couleur ; mais s’il rencontre un grand mont, il s’attache à sa cime, la vapeur devient nuée, la nuée orage, et tandis que le front de la montagne ceint son auréole d’éclairs, l’eau qui filtre mystérieusement, s’amasse dans ses cavités profondes, et sort à ses pieds, source de quelque fleuve immense, qui traverse, en s’élargissant toujours, la terre ou la société, et qui s’appelle le Nil ou l’Iliade, le Pô ou la Divine Comédie.

Dante, comme Homère, eut le bonheur d’arriver à l’une de ces époques où une société vierge cherche un génie qui formule ses premières pensées : il apparut au seuil du monde au moment où saint Louis frappait à la porte du ciel. Derrière lui tout était ruines, devant lui tout était avenir ; mais le présent n’avait encore que des espérances.

L’Angleterre, envahie depuis deux siècles par les Normands, opérait sa transformation politique. Depuis long-temps il n’y avait plus de combats réels entre les vainqueurs et les vaincus ; mais il y avait toujours lutte sourde entre les intérêts du peuple conquis et ceux du peuple conquérant. Dans cette période de deux siècles, tout ce que l’Angleterre avait eu de grands hommes, était né une épée à la main, et si quelque vieux barde portait encore une harpe pendue à son épaule, ce n’était qu’à l’abri des châteaux saxons, dans un langage