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REVUE DES DEUX MONDES.

Me chassait de l’espace où le soleil se montre[1].
Comme vers les bas lieux je fuyais au hasard,
Un homme tout à coup s’offrit à mon regard,
Qui paraissait avoir, dans ce désert immense,
Désappris de parler à force de silence.
Lorsque je l’aperçus, j’étais en tel émoi,
Que je criai vers lui : Prenez pitié de moi !
Quiconque vous soyez, chair d’homme ou bien fantôme ;
Mais lui me répondit : Je ne suis point un homme.
Je le fus, et naquis fils d’un couple lombard
Mantouan[2], vers la fin de Julius César.
J’étais à Rome au temps des faux dieux et d’Auguste,
Je me sentis poète, et je chantai ce juste,
Fils d’Anchise, qui vint de Troie au Latium,
Après que fut brûlé le superbe Ilium[3].
Mais toi, pourquoi reprendre une si triste voie,
Quand tu n’as, pour atteindre aux sources de la joie
Que tout homme poursuit d’un cœur ambitieux,
Qu’à gravir jusqu’en haut ce mont délicieux ?…
— N’as-tu pas nom Virgile et n’es-tu pas ce fleuve
D’antique poésie, où le monde s’abreuve ?
Répondis-je, le front de honte rougissant[4].
Ô des poètes ! toi, — monarque tout-puissant ;
Toi que mon grand amour pour ton divin poème,
S’est toujours imposé comme un guide suprême ;
Toi chez lequel j’ai pris, mon maître ! mon seigneur !
Ce beau style dont j’ai retiré tant d’honneur.
Puisque tu fus mon dieu, réponds à ma prière.
Vois ce monstre, qui fait que je tourne en arrière ;


  1. Le poète, en proie de nouveau aux passions de son âge, indique qu’il allait retomber, peut-être, dans ses premières erreurs, lorsque la poésie personnifiée par Virgile vient à son secours et arrache l’ame aux tentations du corps, en occupant l’ame par la pensée, et en l’isolant par l’étude.
  2. Virgile n’était point précisément de Mantoue, mais de Piétola, l’ancienne Andès, située sur le territoire mantouan.
  3. Ceciditque superbum Ilium.
  4. Dante n’était encore connu que par sa Vita nuova, par ses sonnets et par ses chansons.