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JOCELYN.

dérobe un instant aux obsessions des affaires et du monde pour remettre le pied dans ses solitudes, sent donc aussitôt et à chaque pas déborder en lui des chants involontaires ; il les livre comme la nature fait ses germes, il ne les compte plus. Et pourtant l’art est quelque chose ; la gloire a ses droits ; elle parle aussi à son heure, même aux plus négligentes de ces divines natures. Le besoin de recueillir dans une œuvre définitive tant de force féconde et tant de richesses nées du cœur, se fait sentir et devient le rêve qui, comme l’ombre, s’accroît avec les années. On se dit que le chant tout seul n’est peut-être pas un monument suffisant dans la mémoire des hommes, de ceux qui n’auront pas, jeunes eux-mêmes, entendu la jeune voix du poète ; on se dit qu’une harpe éolienne n’éternise pas d’assez loin un tombeau. Heureux le poète lyrique, le frère harmonieux des Coleridge et des Wordsworth, qui peut à temps, et mieux qu’eux, se ménager une œuvre d’ensemble, une œuvre (s’il est possible) qu’une lente perfection accomplisse ; où ne sera pas plus de génie assurément que dans ces feuilles sibyllines éparses, ame sacrée du poète, mais une œuvre plus commode à comprendre et à saisir des générations survenantes, — espèce d’urne portative, que la Caravane humaine, en ses marches forcées, ne laisse pas derrière, et dans laquelle elle conserve à jamais une gloire !

Si les années en se déployant ne nuisent pas au cours d’inspiration du vrai poète lyrique, les évènemens, les révolutions qui déconcertent et ruinent les talens de courte haleine, le servent aussi. Il a été utile à M. de Lamartine, comme au petit nombre de talens éminens qui s’étaient liés à la cause de la restauration, que celle-ci tombât. Les barrières du champ-clos n’existant plus, ces talens ont pu, sans infidélité, aller à leur tour dans tous les champs de l’avenir, qui déjà, de bien des côtés, s’ensemençaient sans eux ; ils ont pu arriver à temps, et là, en perspectives sociales, en espérances, en images sublimes, prélever, par droit de génie, toutes les dîmes glorieuses, qu’ils ajoutent chaque jour à leurs vieilles moissons. Les génies abondans et forts sont comme ces villes populeuses qui croissent vite et qui reculent tous les dix ans leur enceinte. Hors de l’enceinte première, au pied du rempart qu’ils semblaient s’être tracé, des essais de culture nouvelle et d’art plus libre s’étendent, d’industrieux faubourgs naissent au hasard et bientôt prennent consistance. Mais à ce moment, le génie qui observe, noblement ja-