Page:Revue des Deux Mondes - 1836 - tome 7.djvu/120

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
116
REVUE DES DEUX MONDES.

le joug. Mais à chaque effort contre elles, de près, on retrouve cette multitude de pensées admirables, concises, éternelles, comme autant de chaînons indestructibles ; on y est repris de toutes parts comme dans les divines mailles des filets de Vulcain.

La Bruyère fournirait à des choix piquans de mots et de pensées qui se rapprocheraient avec agrément de pensées presque pareilles de nos jours. Il en a sur le cœur et les passions surtout qui rencontrent à l’improviste les analyses intérieures de nos contemporains. J’avais noté un endroit où il parle des jeunes gens, lesquels, à cause des passions qui les amusent, dit-il, supportent mieux la solitude que les vieillards, et je rapprochais sa remarque d’un mot de Lélia sur les promenades solitaires de Sténio. J’avais noté aussi sa plainte sur l’infirmité du cœur humain trop tôt consolé, qui manque de sources inépuisables de douleur pour certaines pertes, et je la rapprochais d’une plainte pareille de René. La rêverie enfin, à côté des personnes qu’on aime, apparaît dans tout son charme chez La Bruyère. Mais bien que, d’après la remarque de Fabre, La Bruyère ait dit que le choix des pensées est invention, il faut convenir que cette invention est trop facile et trop séduisante avec lui pour qu’on s’y livre sans réserve. — En politique, il a de simples traits qui percent les époques et nous arrivent comme des flèches : « Ne penser qu’à soi et au présent, source d’erreur en politique. »

Il est principalement un point sur lequel les écrivains de notre temps ne sauraient trop méditer La Bruyère, et sinon l’imiter, du moins l’honorer et l’envier. Il a joui d’un grand bonheur et a fait preuve d’une grande sagesse : avec un talent immense, il n’a écrit que pour dire ce qu’il pensait ; le mieux dans le moins, c’est sa devise. En parlant une fois de Mme Guizot, nous avons indiqué de combien de pensées mémorables elle avait parsemé ses nombreux et obscurs articles, d’où il avait fallu qu’une main pieuse, un œil ami, les allât discerner et détacher. La Bruyère, né pour la perfection dans un siècle qui la favorisait, n’a pas été obligé de semer ainsi ses pensées dans des ouvrages de toutes les sortes et de tous les instans ; mais plutôt il les a mises chacune à part, en saillie, sous la face apparente, et comme on piquerait sur une belle feuille blanche de riches papillons étendus. « L’homme du meilleur esprit, dit-il, est inégal… il entre en verve, mais il en sort :