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VOYAGES D’UN SOLITAIRE.

une architecture particulière, des traces de leur domination. Il n’y a que les Napolitains qui soient absens des monumens de Naples.

Ce peuple-mime se chauffe à son soleil. Il est le seul de l’Italie qui ne se soit jamais appartenu à lui-même. Sans passé, il n’a point de regrets ; sans avenir, il n’a point de désir. Il crie, il gesticule, il tend ses filets, il court, il déclame, il muse, il menace, et tout cela à la fois. Polichinelle est son héros. Cependant, du sein de ce sibarisme mendiant, quand une ame vient à s’éveiller par hasard, du premier coup elle atteint à un spiritualisme ou à une énergie sans bornes. Pythagore et son école, saint Thomas-d’Aquin, Vico, Spagnoletto, Salvator Rosa, ce furent là d’étranges lazzaroni.

Vers le milieu du jour, les matelots de la Chiaa, de Sicile, de Malte, s’asséient en cercle sur le môle ; une voile ombrage l’auditoire qui attend impatiemment son improvisateur ; enfin ce dernier paraît ; il est vêtu de la bure des matelots ; à sa main il tient une baguette au lieu de la branche de laurier de ses ancêtres. Les yeux des lazzaroni dévorent d’avance sur ses lèvres l’histoire qu’il va raconter. Tantôt il chante d’une voix enrouée un récitatif sur une modulation plaintive auquel se mêle le gémissement des vaisseaux dans le port ; tantôt il redescend à la prose parlée, selon la nature et les circonstances plus ou moins lyriques de son récit. Il raconte les gestes du chevalier Rinaldo, ou ceux d’un infortuné brigand de Calabre. Le noble public, nobile publico, redouble d’attention, le dénouement est proche ; mais voilà que les cloches sonnent l’ave ; le chanteur s’interrompt ; il fait le signe de la croix avec une prière au nom de la vertueuse assemblée. À côté de lui le même soleil olympien, qui rase le tombeau de Virgile, dore d’un dernier rayon le front de Polichinelle assoupi à l’angle de son théâtre ; la toile se baisse, la foule se disperse de toutes parts ; un jour de plus a passé sur l’empire de Masaniello.

Pendant ce temps, le jeune moine des Camaldules, sur la montagne, entend à ses pieds les murmures qui s’élèvent du rivage. Mille images d’une volupté païenne l’entourent d’un cercle de damnation. Il entre dans sa cellule et il prie ; et la brise apporte jusqu’à lui les soupirs de la Chiaa et de la Villa-Reale. Il ouvre son saint bréviaire, et le démon ressuscité de la grande Grèce y écrit en se jouant, du bout de sa griffe, des litanies d’amour. Sur lui s’abaissent des cieux magiques ; des charmes s’attachent à son scapulaire, et dans son calice il boit à longs traits le philtre des inexorables regrets. Heureux si la vieillesse boiteuse se hâte de glacer son cœur avant l’âge. Il n’y a que la mort qui puisse le délivrer de ces cruelles délices.

Ah ! surtout qu’il s’entoure d’un triple cilice quand ses yeux rencontrent