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LE MAROC.

immobile sous son grand haïk, qu’on l’aurait pris pour une statue ; en face était une femme accroupie comme lui sur un tapis du Doucalla, et plongée dans la même immobilité. Autant que j’en pus juger à vol d’oiseau, elle était jeune et fort belle selon le goût maure, c’est-à-dire fort grasse. Elle ne portait pas de haïk, mais un caftan bleu brodé en or, et une espèce de voile de soie rejeté en arrière comme celui des nonnes. Ses pieds nus étaient chaussés de pantoufles rouges, et il me parut qu’elle roulait un rosaire entre ses doigts. D’autres femmes allaient et venaient dans l’intérieur ; c’étaient sans doute des servantes ; parmi elles était une négresse. Les deux statues de la cour se regardaient sans parler ; et perchée sur une pate au coin de la terrasse, une cigogne semblait dormir au soleil. Un lourd donjon carré couronnait le tableau de sa masse jaunâtre.

L’immobilité de la scène était telle que j’aurais fort bien pu prendre pour une toile inanimée la réalité vivante que j’avais sous les yeux. J’aurais voulu que le tête-à-tête s’animât un peu ; ce n’était pas la peine que le hasard eût soulevé pour moi le rideau du harem, si je n’en devais pas voir davantage. Posé là comme la cigogne ma voisine, j’attendais qu’il se passât quelque chose et qu’il plût au couple silencieux de sortir de sa quiétude impassible. Je ne sais combien d’heures j’aurais attendu, si un cri rauque, poussé derrière moi, ne m’eût fait tourner la tête : le soldat noir que le kaïd m’avait donné pour me servir de guide et d’escorte, avait découvert ma profane indiscrétion, et il accourait vers moi tout épouvanté, en faisant avec la main le geste de la décollation. Il fallut bien se rendre à un argument si plausible, d’autant plus que le cri du nègre avait fait envoler la cigogne, et le bruit des grandes ailes de la fugitive avait sans doute réveillé le couple endormi. Si, levant les yeux, ils m’avaient aperçu, quel coup de théâtre ! quel scandale ! quelle admirable occasion de rançonner un chrétien !

L’Arabe que je venais de surprendre dans le mystère de son intérieur, était un prisonnier d’état, un ancien kaïd d’Azamor, enfermé là avec ses femmes pour crime de concussion. On lui avait déjà fait suer 200,000 piastres ; il en a encore autant à rendre ; après quoi on l’enverra peut-être, comme cela s’est vu, balayer la ville qu’il a pillée. Le Maroc est le règne de l’égalité parfaite : d’un savetier le sultan fait un bacha et d’un bacha un savetier.