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comme sans vie, qui sortent du naufrage en habits magnifiques, et qui ne rouvrent languissamment les yeux que pour leur donner de l’amour. Des naufrages, des déserts, des descentes par mer, et des ravissemens : c’est donc toujours plus ou moins l’ancien roman d’Héliodore, celui de D’Urfé, le genre romanesque espagnol, celui des nouvelles de Cervantès. La nouveauté particulière à Mme de La Fayette consiste dans l’extrême finesse d’analyse ; les sentimens tendres y sont démêlés dans toute leur subtilité et leur confusion. Cette jalousie d’Alphonse, qui parut si invraisemblable aux contemporains, et que Segrais nous dit avoir été dépeinte sur le vrai, et en diminuant plutôt qu’en augmentant, est poursuivie avec dextérité et clarté dans les dernières nuances de son dérèglement et comme au fond de son labyrinthe. Là se fait sentir le mérite ; là l’observation, par endroits, se retrouve. Un beau passage, et qui a pu être qualifié admirable par d’Alembert, est celui où les deux amans qui avaient été séparés peu de mois auparavant sans savoir la langue l’un de l’autre, se rencontrent inopinément, et s’abordent en se parlant chacun dans la langue qui n’est pas la leur, et qu’ils ont apprise dans l’intervalle, et puis s’arrêtent tout d’un coup en rougissant comme d’un mutuel aveu. Pour moi, j’en aime des remarques de sentiment comme celle-ci, que Mme de La Fayette n’écrivait certainement pas sans un secret retour sur elle-même : « Ah ! dom Garcie, vous aviez raison ; il n’y a de passions que celles qui nous frappent d’abord et qui nous surprennent ; les autres ne sont que des liaisons où nous portons volontairement notre cœur. Les véritables inclinations nous l’arrachent malgré nous. »

Mme de La Fayette ne connut pas, je pense, ces passions qui nous arrachent avec violence de nous-mêmes, et elle apporta volontairement son cœur. Lorsqu’elle fit choix de M. de La Rochefoucauld pour se lier avec lui, j’ai dit qu’elle devait avoir trente-deux ou trente-trois ans à peu près, et lui cinquante-deux. Elle le voyait et le rencontrait depuis déjà long-temps sans doute, mais c’est de la liaison particulière que j’entends parler. On va voir par la lettre suivante (inédite jusqu’ici[1]), et qui est une des plus confiden-

  1. Résidu de Saint-Germain, paquet 4, no 6. Bibliothèque du roi. — J’ai déjà recommandé à M. de Monmerqué ce paquet qui lui convient si bien par une quantité de lettres de l’abbé de La Victoire, de la comtesse de Maure et de Mme de Sablé. Mademoiselle,