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LES AMITIÉS LITTÉRAIRES.

me fait la leçon comme à un véritable écolier. Voilà pourtant ce que j’ai gagné en lui accordant mon amitié. Si je l’avais prévu, je l’aurais fui comme une vipère. Et comme il faut justifier cette colère, comme il faut appuyer cette accusation sur des argumens plausibles, le poète, ne pouvant vaincre l’évidence, ne pouvant changer le passé, prend le parti le plus bref et le moins sage : il se résigne à la haine comme au seul moyen de se venger.

Si cette haine insensée s’adresse malheureusement à une nature irritable, elle peut exciter une haine pareille. Mais si le critique se souvient de son ancienne amitié, s’il tient compte au poète irrité de l’aveuglement de la gloire, de l’orgueil de la popularité, du délire de l’apothéose, la haine du poète demeure impuissante, le dieu révolté ne rencontre dans son juge que le calme et la sérénité. Le critique, sans s’émouvoir des paroles furieuses qui lui sont rapportées chaque jour, sans se croire offensé par le dédain superbe qui retentit jusqu’à lui, continue publiquement l’analyse des œuvres qu’il appréciait autrefois dans l’intimité du poète ; il poursuit sa tâche laborieuse, et ne s’inquiète pas de l’injuste colère que ses paroles éveilleront. Il ne renie pas les enseignemens du passé ; il reconnaît avec une entière franchise combien il a recueilli de vérités inattendues dans les épanchemens d’une amitié familière ; mais, en écoutant le témoignage de sa mémoire, il n’abdique pas sa personnalité. Il ne voit pas ce qu’il gagnerait dans ce renoncement. C’est pourquoi il persévère dans le chemin qu’il a choisi. Quoi qu’il arrive, que la haine du poète s’apaise ou s’excite à la vengeance, peu lui importe ; il ne changera pas de rôle. Tôt ou tard l’évidence triomphera ; le poète lui-même sera forcé d’avouer qu’il s’est trompé, qu’il a été jugé sur pièces, sans jalousie et sans partialité. Un jour viendra où la foule, en adoptant l’opinion du juge, imposera silence à la colère. Alors l’inimitié qui divise le poète et le critique, ne sera plus possible. Le poète comprendra que la théorie, en cheminant solitairement, peut souvent s’écarter de la ligne suivie par la poésie active, sans se rendre coupable d’ignorance ou d’injustice ; il comprendra que l’équité, réduite à ses véritables élémens, n’implique pas nécessairement une approbation sans réserve. Ce jour-là le poète et le critique seront réconciliés ; mais ce bonheur est bien rare dans les amitiés littéraires.


Gustave Planche.