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SUR L’ABUS DES ADJECTIFS.

nous, le romantique. Sophocle, au contraire, fait asseoir Œdipe, encore est-ce à grand’peine, sur un rocher, dès le commencement de sa tragédie ; tous les personnages viennent le trouver là, l’un après l’autre ; peut-être se lève-t-il, mais j’en doute, à moins que ce ne soit par respect pour Thésée, qui, durant toute la pièce, court sur le grand chemin pour l’obliger, rentrant en scène et sortant sans cesse. Le chœur est là, et si quelque chose cloche, s’il y a un geste obscur, il l’explique ; ce qui s’est passé, il le raconte ; ce qui se passe, il le commente ; ce qui va se passer, il le prédit ; bref, il est dans la tragédie grecque comme une note de M. Aimé Martin au bas d’une page de Molière. Voilà, disions-nous, le classique ; il n’y avait point de quoi disputer, et les choses allaient sans dire. Mais on nous apprend tout à coup (c’était, je crois, en 1828) qu’il y avait poésie romantique et poésie classique, roman romantique et roman classique, ode romantique et ode classique ; que dis-je ? un seul vers, mon cher monsieur, un seul et unique vers pouvait être romantique ou classique, selon que l’envie lui en prenait.

Quand nous reçûmes cette nouvelle, nous ne pûmes fermer l’œil de la nuit. Deux ans de paisible conviction venaient de s’évanouir comme un songe. Toutes nos idées étaient bouleversées ; car si les règles d’Aristote n’étaient plus la ligne de démarcation qui séparait les camps littéraires, où se retrouver et sur quoi s’appuyer ? Par quel moyen, en lisant un ouvrage, savoir à quelle école il appartenait ? Nous pensions bien que les initiés de Paris devaient avoir une espèce de mot d’ordre qui les tirait d’abord d’embarras ; mais en province, comment faire ? Et il faut vous dire, monsieur, qu’en province, le mot romantique a, en général, une signification facile à retenir, il est synonyme d’absurde, et on ne s’en inquiète pas autrement. Heureusement, dans la même année, parut une illustre préface que nous dévorâmes aussitôt, et qui faillit nous convaincre à jamais. Il y respirait un air d’assurance qui était fait pour tranquilliser, et les principes de la nouvelle école s’y trouvaient détaillés au long. On y disait très nettement que le romantisme n’était autre chose que l’alliance du fou et du sérieux, du grotesque et du terrible, du bouffon et de l’horrible, autrement dit, si vous l’aimez mieux, de la comédie et de la tragédie. Nous le crûmes, Cotonet et moi, pendant l’espace d’une année entière. Le drame fut notre passion, car on avait baptisé de ce nom de drame,