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JEAN-SÉBASTIEN.

les recueillent pour s’en faire une couronne ; et le soir, quand ils rentrent dans la ville, le peuple, attiré par les chaudes senteurs du chariot, accourt en foule et les salue avec des cris d’amour, et chante leurs louanges, oubliant les faibles qui sont morts. On dirait que Dieu, avant de donner à l’idée un cerveau qui puisse la contenir sans éclater, l’essaie en des têtes débiles qu’elle brise, et lorsqu’il a tenté les hommes et les sent capables de supporter la pleine lumière de ce soleil dont ils n’ont vu que des rayons fuyans, le jour étant venu, Dieu crée l’ame prédestinée, l’entoure d’une argile puissante et généreuse, et lui dit en l’envoyant sur la terre : « Tu t’ouvriras à toutes les émotions de joie et de douleur ; tu iras te perdre dans le bois ; tu monteras sur la montagne, et là, dans le recueillement, tu rassembleras dans une symphonie tous les bruits qui te frapperont, et tu t’appelleras Beethoven ; » ou bien : « Tu visiteras la cathédrale, tu chercheras à surprendre le sens mystérieux des paroles qui se croisent la nuit sous ses arceaux, et tu les révéleras aux hommes, car je te donne le champ des orgues pour domaine, et pour nom Jean-Sébastien. » Certes, c’est là une part qui semble assez belle, et l’on s’étonne après que les fléaux s’abattent sur ces têtes sublimes, et l’on déplore les misères d’Alighieri, les tristesses de Beethoven, les pâleurs de Raphaël et de Mozart ! Mais ceux qui se lamentent ainsi, ne savent donc pas que l’inquiétude est la sœur fatale du génie, que Dieu seul se complaît dans son œuvre éternellement, et qu’il est aussi impossible de créer sans travail ni souci, que de ne point mourir. Et si les fléaux ne frappaient pas ces têtes augustes, sur qui donc tomberaient-ils ici-bas ? Serait-ce sur le pauvre d’esprit qui passe et cache son front dans la foule ? Mais il ne pourrait les supporter ; et d’ailleurs, voulez-vous enfoncer dans sa chair les épines d’une fleur qu’il n’a pas respirée, et l’entourer des ombres d’un soleil dont il ne verra jamais la lumière ? Allez, Dieu est juste ; quand le tonnerre tombe, il s’attaque au cèdre couronné plutôt qu’au brin d’herbe qui tremble ; l’égalité des adversaires fait la grandeur du combat. Beethoven était sourd ; mais croyez-vous que Beethoven n’eût pas ouï, dans sa jeunesse, plus de bruits mille fois qu’il n’en faut pour briser des oreilles humaines ? croyez-vous qu’on puisse impunément écouter chanter les fleuves et les montagnes, et que les paroles que vous disent les fleurs en vous révélant leurs mystères ne détruisent pas les organes simples