Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 13.djvu/611

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
607
LES CÉSARS.

condamnés attendront ; on ira chercher un bourreau à Rome, dût-il ne venir que le soir.

Mais cela était si fort dans le sang romain, que Claude n’en était pas moins un bon homme. Il ne haïssait guère, pour un empereur, il se vengeait peu ; s’il aimait les gladiateurs et les supplices, c’était simplement en artiste. Les Romains aimaient à voir mourir ; il y avait chez eux un art effroyable de se faire tuer comme un art de tuer, une certaine grace dans la chute, une désinvolture dans l’agonie, qu’ils appréciaient si bien, que de connaisseurs ils devenaient artistes, de spectateurs combattans, et que des sénateurs, des chevaliers, des citoyens, descendaient dans l’arène, rien que pour s’essayer à ce métier de tuer et de mourir. Je raconterai peut-être plus tard les innombrables variétés par lesquelles on diversifiait ce plaisir de voir finir un homme : c’était le Thrace avec son armure, le rétiaire avec son filet ; et tel était le genre de curiosité et de délices qu’inspiraient ces spectacles, que Claude, et probablement son peuple avec lui, trouvaient plaisir à faire relever la visière des gladiateurs blessés pour voir s’ils avaient bon air à mourir. Aussi les combats de l’amphithéâtre sont-ils essentiellement romains ; ils ne vinrent à Rome de nulle part ; ils naquirent avec cette nation, et finirent avec elle.

Claude n’était pas méchant, plutôt distrait même que stupide. Si Claude n’eût pas été empereur, la science l’aurait envahi tout entier ; Claude aurait laissé quelques profonds traités sur les origines, un amalgame d’antiquité, d’histoire, de philosophie, de rhétorique, comme Varron l’avait fait avant lui, et comme Plutarque l’a fait depuis. Ce seraient trois hommes de même renommée et qui s’étaleraient ensemble dans de beaux in-folio. Il aurait à nous apprendre, à nous autres fureteurs du passé, mille choses curieuses sur la langue latine, sur la langue grecque, sur Rome, sur le sénat, sur les consuls, sur les familles romaines ; il aurait enseigné la topographie de l’ancienne Rome à cet Allemand qui la sait mieux que les Romains, dispensé M. Niebühr d’imaginer l’histoire romaine ; il nous représenterait dans l’antiquité ces intrépides travailleurs de l’Allemagne moderne, ces déchiffreurs de vieux livres, ces collateurs de textes, ces fous de la science chez qui l’imagination joue quelquefois un tout aussi grand rôle que chez les fous du monde ordinaire. La science aurait peu à peu absorbé sa passion pour le jeu, son amour pour les bouffons, son goût pour les femmes ; et le bon Claude, entre ses livres, ses affranchis, ses causeries intimes avec les bouffons, ses repas énormes,