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sions poétiques en familles naturelles, et constituer ainsi les diverses classes de poésie, tragique, comique, élégiaque, etc., non d’après les différences artificielles de la forme, mais d’après la nature des cordes intérieures que chacun d’eux fait vibrer dans le cerveau du poète et dans l’ame des auditeurs. Il y a plus qu’un article ou un chapitre, il y a tout un traité d’esthétique à faire sur cette donnée. Ce grand travail, je ne l’entreprends pas ici ; je l’indique seulement, et je le réserve. Je ne me pose aujourd’hui que la question suivante :

Sous les trois costumes dont je viens de parler, c’est-à-dire, sous la robe épique, lyrique ou dramatique, n’y a-t-il qu’une seule et même poésie ? L’épopée, l’ode, le drame, émanent-ils d’une même source psychologique, d’une même faculté humaine ? ou bien au contraire, y a-t-il un génie épique, un génie lyrique, un génie dramatique, séparés et distincts ?

Cette question si grave a été jusqu’ici très peu étudiée : deux ou trois écrivains à peine ont dirigé, dans le dernier siècle, leurs méditations sur ce point. Le système pseudo-aristotélique de l’abbé Dubos, adopté par Le Batteux, et la Poétique soi-disant novatrice de Marmontel convergeaient, chose étonnante, dans un but commun, celui de reporter les arts et la poésie à un seul principe, à l’instinct d’imitation. Un mot spirituel d’Horace, ut pictura poesis, détourné de son sens primitif, était le pivot ou plutôt la béquille qui soutenait cette incomplète et boiteuse théorie.

Eh quoi ! dira-t-on, la poésie n’est-elle pas une ? Assurément je la crois telle ; mais les canaux par où elle s’épand et jaillit sont multiples. Je ne reproche pas à Dubos, à Le Batteux et à Marmontel, d’avoir proclamé l’unité de la poésie ; je leur reproche d’avoir prétendu qu’elle est uniquement imitative.

Au reste, les paraphrases dogmatiques de la pensée d’Horace n’ont pas manqué même aux anciens : « La poésie est une peinture parlante, et la peinture une poésie muette, » était un axiome déjà vieux du temps de Plutarque. Et toutefois, pour venir de l’antiquité, cette double antithèse n’en a pas plus de justesse. En effet, la poésie n’est pas condamnée, comme la peinture, à ne représenter qu’une scène immobile et qu’un moment donné dans chaque scène ; elle peut suivre une action dans tous ses progrès et dans tous ses développemens ; c’est plutôt un miroir qu’un tableau : c’est plus encore ; car la poésie ne reflète pas seulement des surfaces, fût-ce des surfaces mouvantes, comme fait la chambre noire ; elle tourne autour des objets, à la façon de la statuaire, et les reproduit sous toutes leurs faces[1]. Ainsi l’assimilation de la poésie à la peinture est inexacte, même à ne considérer que les moyens d’imitation. Mais elle devient, selon moi, radicalement fausse, si l’on veut la prendre, comme les critiques matérialistes que j’ai cités, pour base d’un système qui fait de l’instinct imitatif le principe unique de toute poésie. Comment, je vous prie, l’instinct d’imitation pourrait-il revendiquer la moindre

  1. Pindare a exprimé énergiquement cette supériorité de la poésie : « Je dédaigne, dit-il, l’art du statuaire qui travaille lentement des simulacres oisifs pour les fixer sur une base immobile, etc. » Nem., od. V, v. 1-3.