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LE FILS DU TITIEN.

Voyant qu’il faisait grand jour, il se demanda s’il fermerait ses volets pour se mettre au lit, ou s’il se réveillerait comme tout le monde ; il y avait long-temps qu’il ne lui était arrivé de voir le soleil du côté où il se lève, et il trouvait le ciel plus joyeux qu’à l’ordinaire. Avant de se décider à veiller ou à dormir, tout en luttant contre le sommeil, il prit son chocolat sur son balcon. Dès que ses yeux se fermaient, il croyait voir une table, des mains agitées, des figures pâles, il entendait résonner les cornets ; quelle fatale chance ! murmurait-il, est-ce croyable qu’on perde avec quinze ! Et il voyait son adversaire habituel, le vieux Vespasiano Memmo, amenant dix-huit et s’emparant de l’or entassé sur le tapis. Il rouvrait alors promptement les paupières pour se soustraire à ce mauvais rêve, et regardait les fillettes passer sur le quai ; il lui sembla apercevoir de loin une femme masquée ; il s’en étonna, bien qu’on fût en carnaval, car les pauvres gens ne se masquent pas, et il était étrange, à une pareille heure, qu’une dame vénitienne sortît seule à pied[1] ; mais il reconnut que ce qu’il avait pris pour un masque était le visage d’une négresse ; il la vit bientôt de plus près, et elle lui parut assez bien tournée. Elle marchait fort vite, et un coup de vent, collant sur ses hanches sa robe bigarrée de fleurs, dessina des contours gracieux. Pippo se pencha sur le balcon et vit, non sans surprise, que la négresse frappait à sa porte.

Le portier tardait à ouvrir :

— Que demandes-tu ? cria le jeune homme ; est-ce à moi que tu as affaire, brunette ? Mon nom est Vecellio, et si on te fait attendre, je vais aller t’ouvrir moi-même.

La négresse leva la tête :

— Votre nom est Pomponio Vecellio ?

— Oui, ou Pippo, comme tu voudras.

— Vous êtes le fils du Titien ?

— À ton service ; qu’y a-t-il pour te plaire ?

Après avoir jeté sur Pippo un coup d’œil rapide et curieux, la négresse fit quelques pas en arrière, lança adroitement sur le balcon une petite boîte roulée dans du papier, puis s’enfuit promptement, en se retournant de temps en temps. Pippo ramassa la boîte, l’ouvrit, et y trouva une jolie bourse, enveloppée dans du coton. Il soupçonna, avec raison, qu’il pouvait y avoir sous le coton un billet qui lui expliquerait cette aventure. Le billet s’y trouvait en effet, mais il était aussi mystérieux que le reste, car il ne contenait que ces mots :

  1. On sortait masqué autrefois à Venise tant que durait le carnaval.