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périeurs dans leur genre, si l’on y trouvait plus d’animation, une couleur plus vraie et plus de relief.

Un tableau qui se distingue surtout par ces qualités, l’animation, la couleur et le relief, et qui est un chef-d’œuvre dans le genre expressif, c’est la Médée, de M. Delacroix. M. Delacroix, peintre de la Médée, étonne au premier moment la critique qui, s’arrêtant superficiellement au choix d’un sujet mythologique, pourrait croire à une conversion ou du moins à quelque transaction de la part du chef de l’école nouvelle ; mais il suffit d’un regard jeté sur la toile de M. Delacroix pour voir qu’il s’est peu soucié d’être classique ou romantique, et qu’avant tout il a voulu être lui. M. Delacroix a-t-il eu l’intention de dérouter les imitateurs, comme quelques-uns le prétendent ? nous ne le croyons pas non plus : il a senti et il a peint. Goëthe revint sur ses pas pour diriger la révolution dramatique qui s’égarait, et fit son chef-d’œuvre d’Iphigénie. Mais, quoi que Schlegel ait pu dire, Iphigénie n’était ni plus grecque ni plus classique que Goetz de Berlichinger ; Iphigénie était la fille de l’imagination de Goëthe, comme Médée est la fille de l’imagination de M. Delacroix. Goëthe est tout aussi métaphysicien dans Iphigénie que dans Faust ; ses personnages discutent longuement sur la vie, sur le destin, sur l’ame : ce sont des Allemands baptisés et habillés à la grecque. M. Delacroix est toujours le Delacroix fougueux, expressif, heurté du Massacre de Scio ; il ne se donne pas même la peine de changer la forme, et peut-être a-t-il tort. Néanmoins sa Médée sera toujours vraie, parce qu’avant tout elle est femme passionnée. C’est la terrible et jalouse fille d’Aëtes, qui, s’enfuyant avec son amant, a semé les membres de son frère sur le chemin de son père, ne trouvant que ce moyen de ralentir la course du vieillard. Elle a tout sacrifié pour Jason, elle se voit trahie par lui, et dans sa fureur elle a envoyé à sa rivale une magique parure qui l’a tuée. Jason la poursuit ; malheur à lui s’il l’atteint ! La tête de Médée haletante et regardant en arrière est superbe d’expression. Tout le corps de la magicienne est frappé d’un brillant coup de lumière, le front seul et les yeux sont dans l’ombre ; ce front dans l’ombre et ce regard terrible et voilé sont d’un admirable effet. L’ensemble du mouvement de la figure est plein de fureur et de sentiment. La façon sauvage dont Médée retient ses enfans qui crient et s’agitent dans son giron comme deux lionceaux effrayés, prouve déjà que son cœur a perdu toute tendresse et toute pitié. Femme furieuse et trompée, elle n’est plus mère, et pour se venger d’un perfide époux, elle déchirera ses enfans de sa propre main, si leur mort peut le désespérer. Ces calculs du désespoir et de la fureur agitent l’ame de Médée : se venger et mourir, c’est là sa seule pensée. Si sa bouche ne le dit pas, sa tête pâle qui se redresse comme la tête d’un serpent, son regard sombre, ses lèvres tremblantes et l’agitation fébrile de tout son être, l’expriment au plus haut degré.

La critique, qui s’attache de préférence à toute œuvre remarquable, a vivement reproché à M. Delacroix de n’avoir pas fait Médée plus belle ; Médée plus belle eût été moins vraie. De toutes les passions, la fureur est celle qui