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— Alors elles sont le fait de la plus insigne folie, reprit Ezzelin. Si messer Orio a perdu l’esprit, qu’on l’enferme et qu’on le soigne ; mais que le commandement d’un poste d’où dépend la sûreté de la navigation, ne soit plus confié aux mains d’un frénétique. Ceci est important, et le hasard m’impose aujourd’hui un devoir que je saurai remplir, bien que Dieu sache à quel point il me répugne… Voyons ! le gouverneur est-il absent en effet, ou dans son lit, à cette heure ? Je veux l’interroger ; je veux voir, par mes propres yeux, s’il est malade, traître ou insensé.

— Seigneur comte, dit Léontio en paraissant vouloir cacher son inquiétude personnelle, je reconnais à cette résolution le noble enfant de la république ; mais il m’est impossible de vous dire si le gouverneur est enfermé dans sa chambre, ou s’il est à la promenade.

— Comment ! s’écria Ezzelin en haussant les épaules, on ne sait même pas où le prendre quand on a affaire à lui ?

— C’est la vérité, dit Léontio, et votre seigneurie doit comprendre qu’ici chacun désire avoir affaire au gouverneur le moins possible. Ce qui peut arriver de moins fâcheux dans la situation d’esprit où il est, c’est qu’il ne donne aucune espèce d’ordres. Lorsque son abattement cesse, c’est pour faire place à une activité désordonnée, qui pourrait nous devenir funeste, si le lieutenant qui commande la galère, ne savait éluder ses ordres avec autant de prudence que d’adresse. Mais toute son habileté ne peut aboutir qu’à nous préserver des folles manœuvres que, du haut de son donjon, messer Orio lui commande. Votre seigneurie sourirait de compassion, si elle voyait notre gouverneur, armé de pavillons de diverses couleurs, essayer de faire connaître à cette distance ses bizarres intentions à son navire. Heureusement, quand on feint de ne le pas comprendre, et qu’il est entré dans d’effroyables colères, il perd la mémoire de ce qui s’est passé. D’ailleurs le lieutenant Marc Mazzani est un homme de courage, qui ne craindrait pas d’affronter sa furie, plutôt que d’aventurer la galère dans les écueils vers lesquels messer Orio lui prescrit souvent de la diriger. Je suis certain qu’il brûle du désir de donner la chasse aux pirates, et que quelque jour il la leur donnera tout de bon, sans s’inquiéter de ce que messer Orio pourra penser de sa désobéissance.

Quelque jour !… pourra penser ! s’écria Ezzelin de plus en plus outré de ce qu’il entendait. Voilà, en effet, un bien grand courage et un empressement bien utile jusqu’à présent ! Fi ! monsieur le commandant, je ne conçois pas que des hommes subissent le joug d’un aliéné,