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ORIGINES DU THÉÂTRE.

d’Héraclée et Hyperbolus de Cyzique chantèrent au son des flûtes : après eux parurent des aulètes qui commencèrent par l’air en usage aux jeux pythiens ; ensuite on entendit successivement, et soutenus par des chœurs, Timothée, Phrynicus, Caphésias, Diophante et Évius de Chalcis. Depuis ce jour, les artistes dionysiaques, appelés Dionysocolaces, reçurent le nom d’Alexandrocolaces, comme si Alexandre, par les nombreux présens qu’il leur fit, était devenu leur dieu. Ce changement de nom plut à Alexandre. On représenta aussi des tragédies dans cette fête : les acteurs furent Thessalus, Athénodore et Aristocrite. Les comédies furent jouées par Lycon, Phormion et Ariston. Enfin, Phasimèle se fit entendre sur la harpe. Les couronnes que les députés des villes et quelques particuliers offrirent en cette occasion à Alexandre furent évaluées à quinze mille talens[1]. »

Toutes les fêtes qu’Alexandre donna en Asie offrent un singulier caractère d’extravagance mythologique. Je citerai pour exemple son retour triomphal des Indes à travers la Carmanie[2] : « Il marcha pendant sept jours, dit Plutarque, menant une espèce de mascarade et comme une bacchanale continuelle. Il était traîné par huit chevaux dans un char magnifique, sur lequel on avait dressé un échafaud en forme de théâtre carré. Là, avec ses courtisans et ses familiers, il tenait table nuit et jour. Le chariot était suivi d’un grand nombre d’autres chars, les uns en forme de tentes, couverts de tapis de pourpre et d’étoffes de diverses couleurs, les autres en forme de berceaux et ombragés de rameaux verts qu’on renouvelait incessamment. Ces chars portaient ses principaux officiers, qui, couronnés de fleurs, passaient leur temps à boire. Dans tout ce cortége vous n’auriez vu ni un bouclier, ni un casque, ni un javelot. La route n’était couverte que de soldats qui, avec de grands flacons, des tasses et des coupes, puisaient sans cesse du vin dans des cratères et dans des urnes et buvaient les uns aux autres, soit en marchant, soit en s’asseyant à des tables dressées le long du chemin. La campagne retentissait au loin du bruit des flûtes et des chalumeaux. Partout résonnaient les chants et les danses des femmes qui imitaient le délire des Bacchantes. Cette marche si déréglée et si dissolue se termina par des jeux où l’on déploya toute la licence des bacchanales. On eût dit que Bacchus était là en personne et qu’il présidait à ces orgies[3]. »

Le goût de ces pompes désordonnées passa aux successeurs d’Alexandre. L’histoire des rois qui se partagèrent l’empire du vainqueur de l’Asie, est pleine de fêtes modelées la plupart sur cette marche triomphale, et toutes, comme elle, plus ou moins mêlées d’orgies dionysiaques. Un écrivain cité par Athénée nous a laissé une ample description d’une pompe demi-reli-

  1. Environ 90,000,000 de notre monnaie. Voyez Charès, Hist. d’Alexandre, livre x, cité par Athen., lib. XII, pag. 538, C, seqq.Cf. Ælian., Var. hist., lib. VIII, cap. VII.
  2. Arrien, le plus judicieux historien d’Alexandre, nie cette pompe triomphale (Anabas., lib. VI, cap. 28). Il est certain qu’en songeant aux désastres qu’Alexandre avait éprouvés avant de traverser la Carmanie, on sent la nécessité de placer cette pompe, si elle est réelle, dans un autre temps et un autre lieu.
  3. Plutarch., Alex., cap. LXVII.