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ÉMANCIPATION DES ESCLAVES.

penser que la prudence est entrée pour quelque chose dans son adoption, je ne le puis ; car les règles de la prudence y sont toutes violées, et à plaisir.

Non-seulement il ne veut ni ne peut exiger aucune garantie individuelle ou générale, et se met ainsi à la discrétion du hasard ; il va plus loin. Il provoque lui-même les dangers. Il organise les obstacles. Il prépare les collisions.

La différence de race qui sépare les maîtres des esclaves, est une des difficultés principales que présente l’abolition de l’esclavage moderne. Par elle, la distinction d’origine se continue par-delà l’affranchissement, le noir libre conserve les marques indélébiles de sa servitude, et la couleur est un signe éternel de ralliement, qui menace de réunir l’un des deux peuples contre l’autre.

Ce péril ne pourrait disparaître entièrement que le jour où une race mixte, la race mulâtre, tenant à la fois des noirs et des blancs, viendrait s’interposer et amortir les préjugés ou les haines, en confondant les origines. Faut-il espérer que cette race se forme dans nos colonies ? Je ne le pense pas ; les mulâtres, à mon avis, y seront toujours en trop petit nombre pour exercer sur les évènemens qui se préparent une influence décisive. Mais, à leur défaut, il est possible, il est facile de créer peu à peu une autre race, mixte aussi, et moralement mulâtre, s’il m’est permis de hasarder cette expression. Je veux parler des affranchis. Les noirs libres appartiennent à la race esclave par la couleur, à la race blanche par la liberté. Ils ont des intérêts, des sympathies, des alliances dans les deux camps. Appelés individuellement à la jouissance des droits qui sont réservés aux maîtres, ils s’habituent insensiblement à ne plus se regarder comme étrangers à leur cause ; et cependant la communauté d’origine les rattache toujours à leurs anciens frères.

Qui ne voit tout ce qu’a de rassurant l’existence de cette classe moyenne, de cette transaction vivante entre deux partis si peu disposés à transiger ? Qui ne voit que le temps et les affranchissemens individuels peuvent seuls la créer ?

C’est ici que se manifestent le plus clairement la fausseté et la folie du système d’émancipation générale. Au lieu de créer une classe mixte, il réunit les noirs pour les mettre en présence des blancs. Au lieu de s’adresser aux individus, il s’adresse à la race. Il groupe ces hommes qu’il fallait diviser. Appelés le même jour et par le même acte à la liberté, ils n’oublieront pas qu’ils sont un même peuple, et que la même nation blanche leur avait imposé une même servitude.

Tel est le jugement à priori que ma raison porte sur les affranchissemens généraux. Il est temps d’interroger l’histoire et d’étudier les grands exemples d’émancipation, afin de contrôler les raisonnemens par les faits.

J’ai dit, les grands exemples d’émancipation, et c’est avec intention que j’ai parlé ainsi ; car les affranchissemens qui n’ont lieu que sur une petite échelle réussissent toujours, ou du moins ne laissent dans la vie des peuples aucune trace visible et durable de leur insuccès. Je n’ai donc pas à m’occuper