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de mettre à la voile. Quoi qu’il en soit, je ne suis point surpris de voir l’industrie et l’agriculture languir et s’arrêter quelque temps sur une terre désolée, dans un pays qui est obligé d’écrire dans sa seconde constitution, celle de l’empereur Dessalines : « Au premier coup de canon d’alarme, les villes disparaissent, et la nation est debout ! »

Ce qui me surprend, au contraire, c’est qu’un gouvernement quelconque, une agriculture et une industrie quelconques, aient pu survivre à de tels bouleversemens ; c’est que Saint-Domingue puisse payer une partie quelconque de cette indemnité par laquelle elle acheta, en 1826, sa reconnaissance, indemnité qu’elle n’aurait pu solder entièrement à aucune époque, puisque avant 1789, et aux jours de sa plus grande prospérité, ses produits bruts annuels se vendaient 145 millions, qui, représentant un profit net du dixième au plus, n’indiquent pas que son revenu dépassât alors 14 millions.

Je ne compte donc pas m’armer des désastres de Saint-Domingue contre le système des émancipations générales. Trop d’élémens divers sont venus compliquer la situation de cette île, pour qu’il soit possible de déterminer la part de ce système dans les souffrances qui ont précédé, accompagné ou suivi son établissement, et dont les traces ont été si bien effacées depuis. Autant en dirai-je de la Martinique et de la Guadeloupe, où la guerre étrangère vint modifier ou interrompre l’expérience de la convention. Quant à l’île Bourbon, je n’ai rien à en dire, car l’assemblée coloniale refusa d’exécuter le décret de pluviôse an II, et maintint les noirs dans l’obéissance. Mais ce que je veux faire remarquer, à Saint-Domingue comme à la Martinique et à la Guadeloupe, c’est cette législation locale qui, sous le titre modeste de Règlemens relatifs à la police rurale, établit uniformément, le lendemain de l’affranchissement, une restriction considérable de la liberté.

Ces règlemens, promulgués dans les trois îles par les commissaires mêmes de la convention, proscrivaient d’abord le vagabondage avec une extrême sévérité, et désignaient comme vagabond tout homme non propriétaire et non engagé. Ils fixaient ensuite les conditions forcées du contrat d’engagement, et la part qui devait appartenir, soit au propriétaire, soit à l’engagé, dans les produits des plantations. Enfin, les gouvernemens successifs d’Haïti, qui ont conservé avec le plus grand soin ces germes de contrainte déposés sur le sol de l’île par les hommes qui se sont vantés de l’affranchir, les ont complétés depuis, en rendant plus profonde encore la distinction légale établie dès l’origine entre les propriétaires et les engagés, ou cultivateurs, et en exigeant que, pour passer de la seconde classe dans la première, on acquière une quantité de terrain déterminée, et assez considérable pour que l’on ne quitte pas aisément la condition de travailleur au service d’autrui.

Ainsi, tout homme qui ne possède pas une plantation d’une certaine étendue est cultivateur ; tout cultivateur doit travailler chez un propriétaire, sous peine d’aller en prison ; et les conditions mêmes de ce contrat obligé sont réglées par la loi.

Voilà la liberté donnée, à Saint-Domingue, par l’affranchissement général