Page:Revue des Deux Mondes - 1838 - tome 14.djvu/751

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
747
L’USCOQUE.

Il ne parle pas chrétien, et je vivrais bien mille ans sans pouvoir comprendre un mot de sa langue de réprouvé.

— Regarde, bête brute ! dit Orio. Regarde ce front calme, cette bouche paisible, cet œil voilé sous ces longues paupières ! Regarde ce que c’est que le sommeil ; regarde ce que c’est que le bonheur !

— Bois de l’opium, tu dormiras de même, dit Zuliani.

— J’en boirais en vain, dit Orio. Sais-tu ce qui procure un si profond repos à cet enfant ? c’est qu’il n’a jamais possédé une seule pièce d’or.

— Ah ! que tu es fade et sentencieux ce matin, dit Zuliani en bâillant. Allons ! veux-tu compter ? Non ? En ce cas, je compte seul, et tu te tiendras pour content, quand même je découvrirais que tu as jeté tout ton gain sous le pont des barcaroles ?

Orio haussa les épaules.

Zuliani compta, et trouva encore pour Soranzo une somme considérable, qu’il lui rendit scrupuleusement ; puis il se retira en lui souhaitant du repos et lui conseillant la saignée. Orio ne répondit pas, et, quand il fut seul, il prit tous les sequins étalés sur la table, et les poussa du pied sous un tapis, pour ne pas les voir. La vue de l’or lui causait effectivement une répugnance physique qui allait chaque jour en augmentant, et qui était bien en lui le symptôme d’une de ces affreuses maladies de l’ame qui arrivent à se matérialiser dans leurs effets. La vue de l’or monnayé n’était pas la seule antipathie qui se fût développée en lui ; il ne pouvait voir briller l’acier d’une arme quelconque, ou les joyaux d’une femme, sans se retracer, pour ainsi dire oculairement, les atrocités de sa vie d’uscoque. Il cachait ses souffrances, et même il les étouffait complètement quand la nécessité d’agir réchauffait son sang appauvri. Il venait de faire, avec Morosini, une nouvelle campagne, cette glorieuse expédition où les navires de Venise plantèrent leur bannière triomphante dans le Pyrée. Orio, sentant que toute la considération future de sa vie dépendait de sa conduite en cette circonstance, avait encore fait là des prodiges de valeur ; il avait complètement lavé la tache du gouvernement de San-Silvio, et il avait contraint toute l’armée à dire de lui que, s’il était un mauvais administrateur, il était, à coup sûr, un vaillant capitaine et un rude soldat.

Après ce dernier effort, Orio, couronné de succès dans toutes ses entreprises, glorifié de tous, traité comme un fils par l’amiral, délivré de tous ses ennemis, et riche au-delà de ses espérances, était rentré dans sa patrie, résolu à n’en plus sortir et à y savourer le fruit