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puissante barrière lui ont coûté bien du sang et bien de l’or ; ses efforts d’un demi-siècle pour assujettir les tribus guerrières qui en défendent les passages, n’ont pas encore obtenu un plein succès. Toutefois elle s’est assuré l’empire presque absolu de la mer Noire et de la mer Caspienne ; assise sur les montagnes de l’Arménie, elle tient les clés de la Perse et menace à la fois Tauris et Erzeroum, la route de l’Inde par Hérat et les sources de l’Euphrate. L’Angleterre le sait bien, et comme elle tremble de perdre les importans débouchés qu’offre à son industrie l’Asie occidentale, elle s’émeut bien autrement des dangers de la Perse que des douleurs de la Pologne. Tout cela vaut la peine d’être connu en France ; il est bon que l’on sache au juste ce que la Russie a fait en Asie et ce qui lui reste à faire, avec quels peuples et quels gouvernemens elle a à traiter ou à combattre ; quels sont ses projets, ses espérances, et les moyens qu’elle possède de les réaliser. Ce n’est qu’avec des notions positives sur ces matières que l’on peut juger si les intérêts de la France, en ce qui touche la question d’Orient, sont les mêmes ou sont autres que ceux de l’Angleterre, et quel parti il nous conviendrait de prendre dans le cas d’une collision.

Nous espérons pouvoir jeter quelque jour sur ces divers points par l’analyse de deux ouvrages nouveaux qui ont fait sensation l’un et l’autre. Le premier est le Voyage en Circassie de M. Spencer, publié à Londres à la fin de l’année dernière ; l’autre est le Voyage sur la mer Caspienne et au Caucase, du docteur Eichwald, dont la seconde et la plus importante partie a été publiée aussi l’année dernière à Stuttgardt. L’ouvrage anglais est un véritable plaidoyer contre la Russie au nom des Circassiens et des tribus caucasiennes ; le langage en est déclamatoire et passionné, et l’on se sent porté, en le lisant, à douter que l’auteur ait conservé la liberté d’esprit nécessaire pour bien voir et pour bien juger ; mais il n’en est peut-être que plus instructif, parce qu’il nous révèle avec beaucoup de naïveté et d’abandon des sentimens très populaires en Angleterre[1], et dont il peut nous être utile de connaître les motifs. M. Spencer n’est, du reste, ni un savant, ni un profond politique : c’est un gentleman instruit et spirituel, qui voyage pour son plaisir et qui raconte agréablement ses impressions. Malgré les préventions qui résultent de son patriotisme excessif, on doit reconnaître en lui du sens et de la pénétra-

  1. Le Voyage en Circassie a eu un immense succès en Angleterre ; l’édition que nous avons sous les yeux est la seconde, la première ayant été enlevée en trois ou quatre mois.