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GOETHE.

pli dans la marge, pour corrompre les jouissances qu’il pouvait avoir en face de la plus belle gravure ; car il fallait que tout ce qui l’entourait ou qui sortait de lui fût et se maintînt à l’unisson avec la clarté sereine de sa vue extérieure, et rien ne devait troubler l’harmonie de ses impressions.

La seule distraction qu’il se donne consiste à changer d’activité ; et lorsqu’on lit les tablettes qu’il dictait chaque jour, lorsqu’on le voit encore, dans la vieillesse la plus avancée, levé dès l’aube, ne jamais s’interrompre, poursuivre en paix la série de ses occupations quotidiennes, passer des travaux littéraires à la correspondance, de la correspondance à l’expédition des affaires courantes, se rendre compte des produits et des œuvres d’art, lire tout ce qui s’écrit en Europe, on a peine à comprendre comment, dans une journée si pleine et si complète, il trouve encore quelques instans à donner à ses amis, aux étrangers qui le visitent. À la vérité, quelquefois, n’y pouvant plus suffire, il prend le parti de s’enfermer, de vivre en reclus ; mais sa résolution ne dure guère, et bientôt il sent de nouveau le besoin de se trouver en contact avec le monde, de savoir quels sont, de près ou de loin, les intérêts du jour, de ne pas devenir enfin, comme il le dit lui-même, une momie vivante. « Parle-moi du passé et du présent, parle-moi surtout du moment actuel, écrit-il à Zelter ; car, bien que je lève mes ponts-levis et continue à me fortifier, on n’en doit pas moins veiller pour moi sur ce qui se passe au dehors. »

Il appartenait tout entier au sujet qui l’occupait, s’identifiait avec lui, et savait, lorsqu’il s’imposait quelque grande tâche, éloigner de son chemin toute idée étrangère. « Dans les mille choses qui m’inté-

    ainsi qu’il se faisait raconter, par un capitaine de la marine britannique, la bataille de Trafalgar jusque dans ses moindres détails. — Il s’informe de tout, veut tout voir, tout apprécier, tout connaître ; et cet intérêt singulier qu’il prend aux moindres découvertes de l’industrie, de la technique, de l’histoire naturelle, bien loin de s’affaiblir, grandit encore avec l’âge. Qu’il s’agisse d’une chaussée, d’une église, d’un palais, ou tout simplement d’une école, il se procure les plans et les étudie avec un soin minutieux. Les entreprises hardies, surtout le tunnel de Londres, le canal d’Érié en Amérique, l’attirent irrésistiblement ; il consulte les cartes, les dessins, les descriptions de toute espèce, et se rend compte des difficultés aussi bien que des chances de succès. — Les fouilles entreprises par Glenk avec tant de divination et de persévérance, à la recherche du sel minéral, fournissent à son génie l’occasion de se répandre en riches problèmes géologiques. Puis, quand tout a réussi, il salue le succès de l’homme qui donna aux états de Weimar les salines de Stotternheim par un poème qui, tout en célébrant la victoire de la science et de la technique sur les gnomes et les kobolds ennemis, célèbre aussi le triomphe du poète sur la matière la plus ingrate qui se puisse imaginer.