Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/271

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
267
GOETHE.

enthousiasme de jeune homme, s’écrie avec Egmont, tourné vers la vieille amie qui cherche à le dissuader : « Fouettés par d’invisibles esprits, les coursiers olympiens du Temps fendent l’espace, traînant après eux le char léger de notre destinée ; et, quant à nous, il ne nous reste rien à faire, si ce n’est de saisir vaillamment les rênes, et tantôt à droite, tantôt à gauche, de préserver les roues, ici d’une pierre, plus loin d’une chute. Où le char nous emporte, qui le sait ? » Sa destinée l’entraîne irrésistiblement vers le monde de la cour ; une fois là, il n’a d’autre ressource, pour échapper au tourbillon, que le recueillement en soi, et, partant, la rupture avec tout ce qui l’entoure ; moyens désespérés dont le Tasse, dans la dernière scène, se décide enfin à faire usage. Expliquée ainsi, cette scène, que rien ne motive dans l’action, acquiert, dans la personnalité de Goethe qu’elle exprime, une intention plus haute, un sens plus déterminé. Werther périt par le désaccord qui existe entre la disposition de son ame et le monde ; Tasse se sauve de ce conflit par l’énergie de son esprit poétique. Il est clair que l’élément tragique manque à ce dénouement ; mais, à vrai dire, l’élément tragique était-il bien dans les conditions du sujet ? La vie de cour n’admet pas un dénouement tragique ; polie, élégante, rigoureuse seulement sur le point des convenances et de l’étiquette, elle évite l’éclat et les extrêmes.

En ce sens on aurait tort de reprocher à Goethe de n’avoir pas fait mourir le Tasse au dénouement. C’est une chose fort ordinaire qu’un homme se voue à la mort pour échapper aux calamités qui viennent envahir son existence ; mais n’y a-t-il donc rien de plus noble et de plus digne d’un grand cœur que le suicide ? Lorsque Werther périt, un acte tragique se consomme, et notre sympathie suit jusque dans la tombe cette victime des conditions sociales ; mais la mort de Werther, cette mort romanesque, dont l’effet vous enivre et vous monte au cerveau, dans le premier moment quel aspect prend-elle quand on la considère au point de vue du devoir et de la morale humaine ? Le Tasse, qui se résigne et trouve dans son ame assez de force pour vivre au milieu de tant de misères et de fléaux, n’est-il donc pas plus grand, plus généreux, plus homme que Werther, cet écervelé qui se tue dans un moment de désespoir sublime ? Et qui songerait à regretter la catastrophe accoutumée en entendant les paroles que le poète prononce à la dernière scène du drame : « Toute cette force que je sentais autrefois s’émouvoir dans mon sein s’est-elle donc éteinte ? suis-je tombé à rien, à rien ? Non, la nature m’a laissé dans ma douleur la mélodie et la parole pour chanter l’excès