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LA COMÉDIE AU DIXIÈME SIÈCLE.

bres, et, aidée dans ce pieux office par des matrones chrétiennes, les enterre à trois milles de Rome. Alors elle n’émet plus qu’un vœu, celui de mourir en Jésus-Christ, quand elle aura achevé sa prière. Elle élève donc son ame vers le ciel dans un hymne magnifique, et exhale sa vie dans cette sublime aspiration. Cette dernière scène est d’un effet vraiment religieux et grandiose ; elle rappelle un peu le dénouement d’Œdipe à Colone.

Nous avons à dessein différé de parler de deux comédies, les quatrième et cinquième du recueil, Abraham et Paphnuce. Ces deux pièces sont comme deux variantes d’une même histoire. Le sujet d’Abraham est tiré d’un agiographe du IVe siècle, de saint Éphrem, diacre d’Édesse[1]. Malgré la source respectable où a puisé l’auteur, l’action de ce drame pourra bien n’en pas paraître moins hasardée à quelques personnes, et choquera peut-être la pruderie de nos mœurs. Un saint homme, un pieux solitaire, qui quitte sa grotte, s’habille en cavalier, couvre sa tonsure d’un large chapeau militaire, et se rend dans un lieu plus que suspect, afin d’en retirer sa nièce, jeune sainte déchue qui s’est envolée un matin de sa cellule pour mener la vie honteuse de courtisane, c’est là une étrange histoire ! Et cependant cette comédie, qui repose sur une donnée si voisine de la licence, a été écrite par une religieuse, jouée par des religieuses, en présence de graves prélats, et n’a sans doute pas moins édifié la noble assemblée, réunie dans la grande salle de Gandersheim, que les tragédies d’Esther et d’Athalie n’ont édifié le pieux auditoire réuni à Saint-Cyr autour de Louis XIV et de Mme de Maintenon.

On remarque dans la comédie d’Abraham un enchaînement de scènes bien liées, un extrême naturel dans les sentimens et dans le langage, en un mot, beaucoup plus d’art que ne semblerait en comporter l’âge où vivait l’écrivain. La tristesse que la jeune pécheresse éprouve au milieu de ses désordres, les larmes furtives qui échappent de ses yeux pendant le repas qu’elle devrait égayer, enfin la belle scène de la reconnaissance au moment où, retiré dans un réduit secret, et les portes bien closes, l’oncle jette à terre son chapeau de cavalier, et montre à sa nièce foudroyée ses cheveux blanchis dans le jeûne et les veilles ; les paroles compatissantes du saint ermite, la contrition profonde, les soupirs étouffés de la jeune pénitente, sont des beautés de tous les lieux et de tous les temps.

  1. Cette légende a été traduite par Arnaud d’Andilly, et insérée dans les Vies des saints pères des déserts, 1701, tom. I, pag. 547 et suiv.