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CHRISTEL.

lettre au bureau l’attendait. Christel trembla ; elle pria, à ce moment, sa mère de s’appuyer plus fort sur son bras, sans crainte de la lasser. Hervé passa bientôt sur la chaussée devant elles au petit trot ; il les regarda d’une façon assez marquée ; mais ne les ayant jamais vues au dehors, ne s’étant jamais demandé apparemment ce que pouvait être Christel avec sa souple et fine taille en plein air, il ne les reconnut pas à temps et ne les salua pas. Dix minutes après, au retour, les rencontrant encore et ayant deviné sans doute (à ne voir que la domestique au bureau), que ce pouvaient être elles, il les salua. Juste image du degré d’attention de sa part et d’indifférence !


Que fait donc, à certains momens, le cœur, et quelles sont ses distractions étranges ! Absorbé sur un point et comme aveugle, tout à côté il ne discerne rien. Mille fois, du moins, dans ces vieux romans tant goûtés, on voit le page, messager d’amour, dans sa grace adolescente, faire oublier à la dame du château celui qui l’envoie. Les brillans ambassadeurs des rois, près des belles fiancées qu’ils vont quérir aux rivages lointains, ont souvent touché les prémices des cœurs. Ici, c’est près du jeune homme qu’une belle jeune fille est messagère ; élégante, légère, demi-penchée, émue et alarmée, lisant, depuis des mois, la mort ou la vie dans son regard, et il ne l’a pas vue. Il est vrai qu’elle ne lui apparaît qu’en toilette simple, sans autre fleur qu’elle-même, derrière des barreaux non dorés, dans une chambre étroite que masque un bureau obscur : mais est-ce qu’elle ne l’éclaire pas ?


Christel avait d’affreux momens, des momens durs, humiliés, amers ; la langueur et la rêverie premières étaient bien loin ; le souvenir de ce qu’elle était la reprenait et lui faisait monter le sang au front ; elle se demandait, en se relevant, pour qui donc elle se dévorait ainsi. Elle faisait appel dans sa détresse, oh ! non plus à ses goûts anciens, à ses gracieux amours de jeune fille, à ses lectures chéries (tout cela était trop insuffisant et dès long-temps flétri pour elle), mais à des sentimens plus mâles et plus profonds, comme à des ressources désespérées,… à son culte de la patrie par exemple. Elle se représentait son père, le drapeau sous lequel il avait combattu, le deuil de l’invasion ; elle excitait, elle provoquait en elle l’orgueil blessé des vaincus ; elle cherchait à impliquer, dans l’inimitié de ses représailles, le jeune noble royaliste, le mousquetaire de 1814, mais en vain ; le ressort sous sa main ne répondait pas ; l’amour, qui aime