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la plupart à une époque où la géographie moderne était encore en quelque sorte à ses premiers essais ?

MM. Michel et Wright ont donc fait une œuvre utile en restituant Rubruquis ; mais ne pourrait-on pas leur reprocher avec raison de n’avoir cherché, dans ce travail, qu’à donner des preuves de patience ? Pourquoi cette exclusive préoccupation de la partie graphique des manuscrits ? Qu’importe, en effet, que le manuscrit A commence au folio 225 recto de tel recueil de la bibliothèque du roi, et que le manuscrit B commence au folio 37 ? N’eût-il pas mieux valu donner en quelques lignes une sommaire appréciation de la valeur scientifique des voyages de l’aventureux franciscain, qui ne manquait, certes, ni d’esprit ni d’une certaine rectitude d’observation et de jugement ? Sa narration est nette et concise, et c’est là une qualité qui se rencontre rarement dans les écrivains du moyen-âge. J’ai vu, dit à tout instant Rubruquis, ou tel voyageur qui avait vu m’a répété. Il est rare que l’invraisemblance du récit vienne démentir ces formules affirmatives. Du haut de son chariot, qui va lentement à travers des routes à peine tracées, le missionnaire diplomate observe tout, la nature et les hommes. Les vêtemens, la nourriture, les cérémonies religieuses des peuples qu’il rencontre sur sa route, l’occupent de préférence. Il ne néglige aucune occasion de disputer des choses de la foi, et s’il semble rejeter avec une juste défiance ces récits merveilleux qui ont souvent trouvé crédit, même auprès de certains voyageurs modernes, il se montre, d’autre part, très disposé à croire aux sorciers et à la puissance des infidèles sur les démons. C’est ainsi qu’il raconte, avec une foi robuste, comment les Tartares, qui ont besoin de consulter le diable, l’invitent à des repas nocturnes, lui offrent des viandes bouillies, et, après l’avoir copieusement repu, en obtiennent la révélation de toute espèce de mystère. Au surplus, en comparant les connaissances géographiques de Rubruquis avec celles des écrivains du XIe siècle, il est facile de constater un progrès frappant. Les migrations multipliées de la croisade ont rectifié une foule d’erreurs, et l’on est déjà loin du temps où d’éminens docteurs de l’église gallicane faisaient de la Grèce un pays glacé, et plaçaient Rome au nord de Paris.

On trouve dans le même volume, à la suite de Rubruquis, le texte du voyage de Bernard-le-Sage, moine du Xe siècle, et de ses compagnons, en Égypte et à la Terre-Sainte. Déjà d’Achery et Mabillon avaient fait connaître l’itinéraire de Bernard ; mais le manuscrit de la bibliothèque de Reims, consulté par les savans bénédictins, ne contenait que la moitié de l’ouvrage. C’était donc servir utilement l’histoire, que de restituer dans son intégrité le récit du dévot pèlerin ; ce récit retrace en effet, avec une singulière naïveté, les impressions, les préoccupations habituelles de ces pieux aventuriers, qui puisaient tout leur courage dans la foi, et se jetaient à travers les hasards des courses lointaines, forts seulement de la bénédiction du pape, pontificis benedictione et subsidio muniti. Il ne fallait certes rien moins que l’enthousiasme du mysticisme et l’espoir du ciel, pour soutenir ainsi la confiance des voyageurs chrétiens au milieu de populations toujours hostiles et menaçantes. Cette confiance cependant résistait à toutes les épreuves, car, à défaut des secours des hommes, ils ne cessaient de compter sur Dieu même, et Bernard assure que, lorsque les chrétiens tributaires du soudan sont jetés en prison par ordre du prince infidèle, le Tout-Puissant envoie habituellement un ange