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cette conviction, qu’il est artiste plus que poète. Nulle part je ne le vois enthousiasmé, entraîné par le sentiment du beau idéal dans le caractère humain. Esclave du sujet qu’il traite, adepte impassible de la réalité, il tracera d’une main chaste et froide les obscénités qui doivent caractériser la plaisanterie de Méphistophélès ; il assujétira le génie de Faust aux formes étroites et grossières de l’art cabalistique dont il est aisé de voir qu’il a fait ad hoc une étude consciencieuse. S’il crée l’intéressante figure de Marguerite, il se gardera pourtant de nous la montrer sous une forme trop angélique. Ce sera toujours une simple fille de village, vaine au point de se laisser séduire par des présens, soumise à l’opinion au point de commettre un infanticide. Sa douleur et son infortune nous émeuvent profondément, mais nous comprenons fort bien que Faust ne puisse avoir pour elle qu’un amour des sens. Si Goethe fait parler le préjugé implacable qu’on appelle honneur de la famille, c’est par la bouche grossière et cruelle d’un soudard, ou par la voix amère et médisante d’une méchante villageoise. Qui est le coupable dans la tragédie de Marguerite ? Est-ce Faust parce qu’il l’a rendue mère ? Est-ce Marguerite parce qu’elle a tué son enfant ? Est-ce son frère Valentin parce qu’il l’a maudite et déshonorée ? Est-ce sa compagne Lisette parce qu’elle l’a décriée et trahie ? Est-ce l’opinion ou les lois humaines qu’il faut détester pour avoir poussé Marguerite à ce crime ? Est-ce la vanité ou la lâcheté de cette infortunée qu’il faut maudire ? Est-ce l’indifférence du ciel qui abandonne cette faible victime à Méphistophélès, et la voix effrayante des prêtres catholiques qui la pousse au désespoir ? En vérité, Faust me paraît le moins coupable de tous, et le diable, qui sans cesse ramène Faust auprès de Marguerite, est beaucoup moins haïssable que le Dieu du prologue. Ainsi Goethe, esclave du vraisemblable, c’est-à-dire de la vérité vulgaire, ennemi juré d’un héroïsme romanesque, comme d’une perversité absolue, n’a pu se décider à faire l’homme tout-à-fait bon, ni le diable tout-à-fait méchant. Enchaîné au présent, il a peint les choses telles qu’elles sont, et non pas telles qu’elles doivent être. Toute la moralité de ses œuvres a consisté à ne jamais donner tout-à-fait raison, ni tout-à-fait tort à aucune des vertus ou des vices que personnifient ses acteurs. Il vaudrait mieux dire encore que ses acteurs ne personnifient jamais complètement ni la vertu ni le vice. Les plus grands ont des faiblesses, les plus coupables ont des vertus. Le plus loyal de ses héros, le noble Berlichingen, se laisse entraîner à une trahison qui ternit la fin de sa carrière, et le misérable Weislingen expire dans des remords qui