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ESSAI SUR LE DRAME FANTASTIQUE.

matériaux divers pour le grand œuvre d’une régénération universelle. Déjà une appréciation plus philosophique de l’histoire nous montre qu’aucune grande intelligence n’a été vraiment funeste au progrès de l’humanité, mais qu’au contraire toutes ont été des instrumens plus ou moins directs que la Providence a suscités à ce progrès, même celles qui, relativement aux contemporains et relativement à leurs propres idées sur le progrès, semblaient agir en un sens contraire ; ce qui est applicable aux hommes politiques du passé l’est aussi aux hommes philosophiques, et conséquemment aux poètes et aux artistes. Les erreurs et les aveuglemens des grandes intelligences dans les sciences exactes n’ont même pas nui au progrès de la vérité scientifique. En limitant ou en suspendant l’essor de l’esprit humain vers certains points de vue, ces erreurs le poussaient irrésistiblement vers d’autres horizons jusque-là négligés, et où des découvertes imprévues l’attendaient.

Ainsi, laissons à la postérité le soin d’assigner à nos grands contemporains leur véritable place. Gardons-nous d’imiter les jugemens étroits et les absurdes proscriptions du catholicisme en rejetant du sein de notre nouveau temple les grands hommes dont les formules ne s’accordent pas encore avec notre orthodoxie idéaliste. Contemplons avec respect ces faces augustes, qu’un nuage nous dérobe encore à demi. Gardons notre foi et préservons-nous de ce qui pourrait la détruire ; que les brillantes séductions du génie ne nous fascinent pas et ne nous détournent pas du chemin où nous devons marcher ; mais que notre rigidité de nouvelle date ne s’attaque pas insolemment à ces vastes génies qui, sans formules de principes, ont servi du moins à nous faire aimer, désirer et chercher la perfection. Une belle forme dans l’art est encore un bienfait pour nos intelligences. Elle élève notre jugement, elle aiguise et retrempe notre goût, elle ennoblit nos habitudes et ravive tous nos sentimens. Il n’appartient qu’aux organisations grossières et lâches de se laisser corrompre par les richesses matérielles ; une ame noble sait en faire un usage noble. Les richesses intellectuelles doivent-elles appauvrir l’intelligence qui s’en nourrit ? Non, sans doute, et dans ce sens Goethe nous a légué un précieux héritage. Quelle qu’ait été la pensée du testateur, recevons ses bienfaits avec reconnaissance, et tâchons qu’ils nous profitent.

Si cette manière de sentir et de raisonner est juste, c’est à Byron encore plus qu’à Goethe qu’il nous faut l’appliquer, à Manfred encore plus qu’à Faust. Dans ce poème, successeur du premier, nous