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et cependant avec une sorte de mélancolie toutes les vives ondulations de cette chaîne qui se déroule comme un serpent et se précipite comme un tourbillon, on dirait des jeunes filles emportées par une force irrésistible dans les danses des esprits.

Au milieu de ce bal dramatique, un homme frappe sur une poutre pour avertir la mariée qu’il est temps de se retirer dans sa chambre ; mais la mariée doit faire semblant de ne pas l’entendre, et continuer à danser. Bientôt après, un second coup résonne, et elle ne s’en émeut pas davantage. Enfin, au troisième coup, la mariée s’en va, et il est convenable, disent les bonnes gens, qu’avant de se mettre au lit, elle pleure un peu. Le marié ne tarde pas à la suivre ; et, quand tous deux sont dans leur chambre, les convives récitent à haute voix une prière et entonnent un psaume.

Une fois ces jours de fête passés, le paysan des Féroe reprend sa vie de labeur et de privations. Soit qu’il laboure un sol ingrat, soit qu’il aille par les froides matinées d’hiver à la pêche, il ne boit toute l’année que de l’eau, il ne mange que du pain lourd ; car il est né dans la pauvreté, et il en porte constamment le poids. Les flots et la terre ne lui donnent souvent qu’un moyen d’existence précaire, et ses faibles ressources sont encore amoindries par le monopole commercial qu’il subit comme une loi de servage. Le commerce des Féroe était libre autrefois. Les habitans s’en allaient eux-mêmes à Bergen échanger les productions de leur pays contre celles dont ils avaient besoin. Plus tard ils renoncèrent à ces voyages, mais les marchands des villes anséatiques venaient chaque été négocier avec eux des échanges de denrées. Un beau jour, Frédéric II s’empara de ce commerce comme d’une propriété particulière, et l’afferma à une société de Lubeck et de Hambourg. De cette époque date le régime du monopole, et depuis il a été parfois plus ou moins rigoureux, mais il n’a plus cessé. En 1607, le roi transmit le privilége de ce commerce à des négocians de Bergen ; Frédéric III l’abandonna généreusement à un homme dont il voulait récompenser les services, et qui le transmit comme un fief à son fils. La dureté avec laquelle les possesseurs de ce monopole traitèrent les malheureuses îles excita des plaintes si réitérées et si éloquentes, qu’à la fin le gouvernement vint à leur secours et reprit le privilége confié à des mains injustes ; mais c’était pour l’exploiter lui-même, et en vérité cela ne valait guère mieux. En 1790, le roi, obsédé par de nouvelles sollicitations, promit de rendre le commerce libre dès qu’une occasion opportune se présenterait, et, chose singulière, cette occasion ne s’est pas encore présentée. Nous nous croirions vraiment blâmable si, sans y avoir réfléchi, nous osions prêcher dans ce cas une émancipation qui certes peut avoir aussi ses inconvéniens. Mais nous avons vu de près les funestes résultats du monopole qui pèse sur la population des Féroe, nous avons entendu les plaintes du pêcheur et du paysan, et tout ce que nous avons vu et entendu a excité en nous une profonde pitié. Jamais nulle part, nous croyons pouvoir le dire sans crainte d’être démenti, une loi de monopole n’a été dictée avec aussi peu de ménagement et exécutée avec au-