Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 20.djvu/658

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
654
REVUE DES DEUX MONDES.

retombait en poussière. Du reste, tout était morne et silencieux. Les oiseaux même, qui chaque jour voltigeaient autour de notre navire, commençaient déjà à nous abandonner. Nul cri ne frappait notre oreille, nulle voile n’attirait nos regards. La Recherche était seule sur l’Océan.

Le 28 était un jour de fête : nos amis célébraient en France un anniversaire national, et nous voulûmes nous y associer de notre mieux dans ces mers lointaines. Le chef de gamelle fit tirer de la cale les fruits du sud qu’il tenait en réserve pour ce jour solennel. La table fut alongée pour donner place au capitaine, à ses commensaux et à la jeune femme qui n’avait pas craint de braver les dangers et les fatigues de notre navigation pour voir les images grandioses des régions du Nord. Notre dîner fut gai et plein de charmes. Chaque toast que nous portions était un souvenir adressé à notre pays. À une si longue distance du monde où l’on a vécu, le souvenir est comme un baume vivifiant qui retrempe l’ame et rafraîchit la pensée. Dans l’ennui d’un isolement profond, il est si doux de prononcer le nom de ceux que l’on aime, et de rêver qu’à un certain jour, à une certaine heure, nos vœux d’affection se croisent avec les leurs. Du reste, si nous en venons jamais à raconter les joies de cette journée, nous ne l’appellerons pas une chaude journée de juillet. Nous ne pouvions sortir de notre chambre sans être munis d’un très respectable vêtement de laine. Une pluie neigeuse tombait sur le pont, et le thermomètre marquait un degré, autant qu’en France dans un beau jour de janvier.

À force de louvoyer, nous arrivâmes, le 30, assez près de l’île du Prince Charles, pour pouvoir en mesurer l’étendue et en distinguer les formes. C’était un beau et curieux spectacle, un singulier mélange d’ombre et de lumière, de montagnes noires comme du charbon et de plateaux de neige éblouissante. Un large brouillard ondoyait le long de cette île, on le voyait monter, descendre, s’ouvrir comme un rideau pour laisser apparaître une pyramide de roc, un sommet de montagne, puis se refermer, et envelopper dans ses vastes plis la terre que nous cherchions à observer. Puis venait un coup de vent qui déchirait ce brouillard comme une gaze, et en faisait flotter au loin les lambeaux. Un rayon de soleil, éclatant aussi tout à coup entre les nuages, dorait la neige des montagnes et jetait un bandeau de lumière sur toutes ces sommités confuses. Sous cette lumière subite, on voyait poindre çà et là une autre cime qui d’abord ne paraissait qu’un point presque imperceptible, puis s’étendait au large, et semblait, comme une jeune fille fatiguée du vêtement qui l’incommode, rejeter avec impatience sa robe de brume pour découvrir ses blanches épaules.

Nous longeâmes cette île, et le lendemain nous arrivâmes en face de sept montagnes de glace rangées comme un collier de perles au bord de la mer. De loin, on ne distingue pas les parois escarpées de ces glaces éternelles ; on ne voit qu’un immense plateau qui, d’un côté, semble descendre jusqu’au niveau des vagues, et de l’autre monte graduellement et s’enfuit dans le lointain. De ce plateau éclatant de blancheur s’élèvent à la suite sept pics aigus aux flancs