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EXPÉDITION AU SPITZBERG.

chose étrange ! dans leur délaissement, dans leur misère, ils se passionnaient tellement en jouant avec ces planchettes, qu’ils en venaient parfois à se battre.

Au commencement de décembre, l’un d’eux fut attaqué du scorbut et mourut trois semaines après ; il était d’une nature indolente, et ses camarades n’avaient pu réussir à lui faire prendre l’exercice nécessaire dans ces régions boréales. Les ours blancs avaient commencé à se montrer au mois d’octobre. Au milieu de l’hiver, les Norvégiens les virent venir fréquemment jusqu’à la porte de leur cabane, et en tuèrent plusieurs à coups de lance. Un jour ils en dépecèrent un et mangèrent son foie avec avidité. Le lendemain ils ressentirent de violens maux de tête, puis une profonde lassitude, et tous leurs membres se pelèrent. Au mois d’avril, ils tuèrent leur dernier ours. Il n’y avait plus autour d’eux ni monstres marins ni oiseaux, et bientôt ils furent tellement dépourvus de provisions, qu’ils en étaient réduits à mâcher des peaux de morses. Le 20 juin, ils aperçurent à une longue distance un bâtiment qui se dirigeait de leur côté. Le 22, ils n’en étaient plus qu’à six milles. Ils coururent aussitôt à leur barque et arrivèrent à bord du navire, commandé par le capitaine Eschelds, d’Altona, qui s’empressa de leur donner tous les secours dont ils avaient besoin dans leur déplorable situation. Quelques jours après, ils montèrent sur un autre navire, commandé par un capitaine de Vardœ, et retournèrent avec lui en Finmark, où on les croyait à jamais perdus. Ils rapportaient, comme souvenir de leur séjour au Spitzberg, les cartes en bois qui leur avaient donné de si violentes émotions, et racontèrent leur hivernage au pasteur Aall, qui a bien voulu me transmettre leur récit.

Je n’en finirais pas si je voulais rapporter ici toutes les scènes douloureuses, tous les évènemens sinistres dont ces côtes du Spitzberg ont été le théâtre : le signe de la souffrance, les vestiges de la mort, sont encore là. Dans toutes les baies où nous avons posé le pied, nous avons trouvé le sol creusé par la bêche du fossoyeur, le cercueil et la croix de bois. On rencontre surtout un grand nombre de ces tombes sur un des versans de l’île d’Amsterdam ; cette terre est la terre des morts, les vivans l’ont abandonnée, les morts seuls sont restés. Il est triste d’errer à travers ces tumulus de pierre renversés par l’orage, ces cercueils usés par le temps sur cette côte que nul soleil durable n’égaie, que nulle fleur ne décore ; au bord de cette mer où le son lugubre de la raffale, le gémissement de la vague, ressemblent à un éternel chant de funérailles. Mais plus triste encore est l’aspect d’une autre grève où nous arrivâmes un soir, à la fin d’une de nos excursions ; c’est à la pointe nord-ouest du Spitzberg. Là, on ne trouve point de tombe, les pêcheurs n’ont pas séjourné si loin ; là, il n’y a plus de traces humaines, et presque plus aucune trace de vie ; les montagnes, la grève, sont également nues. Le botaniste, après avoir parcouru les pics de roc et les vallées, s’en revint sans avoir pu même trouver une de ces fleurs débiles qui éclosent encore auprès de la baie Magdeleine, et le chasseur parcourut toute la grève sans voir un oiseau. Tandis que mes compagnons poursuivaient de côté et d’autre leurs explorations, je m’assis, avec un indicible sentiment de