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VOYAGE DANTESQUE.

secrète pour les mœurs féodales et l’existence féodale de l’Italie. Dante était aristocrate ; dans sa colère contre la démocratie florentine, il vantait le temps qui avait précédé le triomphe de cette démocratie, il regrettait l’ancien régime ; le même sentiment lui a dicté ces gracieux retours vers les mœurs chevaleresques de la Romagne, et son admirable peinture des vieilles mœurs patriciennes de Florence.

Quant à Bologne elle-même, il n’en est pas question dans la Divine Comédie ; pourtant Dante y est certainement venu : il peint d’une manière trop précise l’effet que la tour penchée de Bologne, appelée Garisenda, produit sur celui qui est placé sous la face inclinée de la tour. Voici à quelle occasion.

Dante a creusé au plus profond de son enfer un enfer particulier, réservé aux traîtres. Pour expliquer comment il a pu descendre dans ce dernier abîme, il suppose qu’Anthée, un des géans révoltés contre le ciel, prend dans sa main, lui Dante et Virgile, et se baissant les dépose tous deux à ses pieds.

Sans doute, Dante a voulu, par cette singulière invention, frapper l’imagination du lecteur, et lui enseigner la distance qui sépare des autres crimes le plus odieux de tous, celui duquel il avait été plus particulièrement victime. Pour mesurer cette distance, il ne lui a pas fallu moins que la taille d’un géant.

De plus, pour rendre sensible le mouvement formidable du colosse s’abaissant ainsi vers les profondeurs de l’enfer, le poète a fait, comme en tant d’autres endroits de son poème, un emprunt à la réalité physique ; il a pris pour objet de comparaison un objet déterminé, un monument célèbre en Italie, la tour de la Garisenda ; il compare donc l’impression produite sur lui par le géant qui se penche, à l’effet qu’un nuage, passant au-dessus de cette tour et venant du côté vers lequel elle s’incline, produit sur le spectateur placé au-dessous d’elle. C’est alors la tour qui semble s’abaisser de toute la vitesse du nuage. L’image est colossale comme elle devait l’être, et en même temps elle a cette exactitude matérielle que Dante recherche toujours avec tant de soin, et au moyen de laquelle il parvient à peindre le monde idéal à l’imagination et aux sens aidés du souvenir.

Dante eût choisi le célèbre campanile de Pise, illustré depuis par le génie d’un autre grand Florentin, de Galilée[1], si le monument eût

  1. Galilée fit ses premières expériences de la pesanteur en jetant différens corps