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REVUE DES DEUX MONDES.

La tradition sanglante m’est revenue à la mémoire en regardant scintiller les étoiles au-dessus de ces cavaliers de marbre ; il m’a semblé qu’ils se mettaient en mouvement, et que le fratricide poursuivait son frère à travers les airs dans le silence de la nuit. Bientôt l’illusion a cessé, et j’ai senti que tout, dans ce lieu funèbre, était immobile et froid, l’image des morts comme leur cendre, la pierre de leur armure comme la pierre de leur tombeau.

PADOUE.

Le premier monument que je rencontrai à Padoue n’est pas mentionné par la Guida de cette ville : il y jouit cependant, comme on va voir, d’une certaine popularité. Je cherchais le Santo (église de Saint-Antoine), quand j’avisai au coin d’une rue un grand tombeau romain soutenu par quatre tronçons de colonnes et surmonté par une voûte en briques, au sommet de laquelle poussaient quelques touffes d’herbe comme sur une ruine. J’interrogeai un savetier qui s’était établi sous la coupole funèbre. Il ne me répondit pas comme un savetier de Rome à qui je demandais une adresse : Anima mia, non so ; sa réponse, moins tendre, fut plus satisfaisante. J’appris par lui que je voyais la tombe d’Anténor, fondateur de Padoue. J’aurais pu l’apprendre par une inscription gravée sur le monument et qu’à la forme des lettres je jugeai du XIIe ou XIVe siècle. Un café voisin a pris pour enseigne à l’Anténor. Voilà donc la célébrité du fondateur de Padoue, populaire au moyen-âge et populaire encore aujourd’hui. Il n’est pas surprenant que Dante ait appelé les Padouans Antinori[1].

Mais au moyen-âge Anténor avait encore une autre réputation moins honorable, et celle-là il la devait au romanesque historien de la prise de Troie, qui, sous le pseudonyme de Darès-le-Phrygien, jouissait alors d’une immense célébrité, remplaçait Homère qu’on ignorait et Virgile dont on connaissait mieux les tours de sorcellerie que les vers. Darès inspirait une grande confiance, car il avait pris part aux évènemens qu’il racontait, exactement comme l’évêque Turpin aux guerres de Charlemagne. Selon Darès-le-Phrygien, Anténor, ainsi qu’Énée, qui n’était plus le pius Æneas, avaient trahi

  1. Purg., c., V, 76.