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lui étaient chères. La maladie qui le détruisait sourdement avait fait alors d’irrémédiables progrès. Il en connaissait toute la gravité et en suivait la marche sur lui-même avec plus de sagacité et de sang-froid qu’il n’en eût mis à l’étudier sur un autre. Il en tenait un journal. Dans ce registre où il consignait sans surprise et sans plainte des accidens dangereux, des souffrances vives, des opérations cruelles, des prévisions alarmantes, le médecin, s’élevant au-dessus de l’homme, se montrait plus occupé de la science que de sa douleur.

C’est ainsi qu’il s’observa jusqu’à la fin, ne laissant échapper aucune parole d’illusion ou de crainte. Il alla passer les trois derniers jours de sa vie à la campagne, près de Paris. Malgré son extrême affaiblissement, il ne cessa pas de travailler. Il dictait encore un mémoire quelques heures avant d’expirer. Mais il fut bientôt saisi par les violentes et terribles angoisses de la mort. Une organisation aussi forte que la sienne, quoique usée par le mal, ne pouvait pas se briser doucement. Il ressentit tout d’un coup comme un déchirement intérieur de la vie, se leva à moitié sur son lit en poussant un grand cri, avec des gestes et un air éperdus, puis il retomba. Le moment suprême était arrivé ; il le sentit, fit un dernier mouvement, et d’une main presque inanimée il abaissa lui-même ses paupières sur ses yeux, qui se fermèrent pour jamais.

Ainsi finit, le 17 novembre 1838, à l’âge de soixante-six ans, cet homme d’une force peu commune qui poursuivait ses recherches sur lui-même à travers les atteintes d’une maladie mortelle, et dont l’activité scientifique ne s’arrêta qu’à l’heure du repos éternel. De sincères regrets et d’universels hommages s’élevèrent de toutes parts. M. Broussais les méritait également. Il n’était pas seulement supérieur par ses découvertes et par ses ouvrages, il était bon, simple, cordial, attachant. Ce réformateur si intraitable, cet athlète si impétueux, cet adversaire si violent et si altier, était, dans les habitudes ordinaires de la vie, le plus bienveillant et le plus facile des hommes. La nature, qui lui avait donné une grande vigueur de corps, une rare puissance d’esprit, une énergie indomptable de caractère, avait ajouté à ces fortes qualités des dispositions aimables et douces. Elle lui avait départi beaucoup de bonhomie, un fonds inaltérable de gaieté, une générosité compatissante. Il ne pouvait ni faire ni voir souffrir. S’il a souvent attaqué, il n’a jamais haï. Il ne détestait, dans ses adversaires, que leurs théories. Ses colères comme son orgueil se renfermaient, à ce qu’il croyait du moins, dans la science, et tenaient surtout à l’amour qu’il portait à ses idées et à l’ardeur même de ses convictions.