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qu’il nous faudrait lutter, mais avec la masse réunie des grandes monarchies de l’Europe et de tous les états secondaires placés dans leur sphère d’action ; ce ne serait plus notre suprématie qui serait en péril, mais notre existence même. L’alliance de la Prusse nous était donc nécessaire, indispensable, d’abord pour essayer de maintenir la paix sur le continent et pouvoir disposer de toutes nos forces contre l’Angleterre, ensuite, si la guerre générale se rallumait, pour en sortir vainqueurs.

Telle est la combinaison simple et féconde que Napoléon s’attacha à réaliser : elle devint le but principal de ses pensées, et, pour réussir, il usa de tous les moyens que peut suggérer l’habileté la plus consommée. Résolu de s’emparer à tout prix de Frédéric-Guillaume, il agit sur lui par tous les genres de séduction. Il le saisit pour ainsi dire par toutes ses fibres : caresses, promesses brillantes, perspective d’une grandeur indéfinie, proposition formelle de placer sur son front la couronne impériale, froideurs affectées suivies bientôt de nouvelles avances plus empressées, il mit tout en œuvre, et tout fut inutile. Plus d’une fois il se crut au moment de l’entraîner, et toujours Frédéric-Guillaume parvint à se dégager de ses fortes étreintes. L’histoire des relations de ces deux hommes, l’un si ardent dans ses avances, l’autre si obstiné dans sa résolution de rester libre et de ne se livrer à personne, pas plus à la France qu’à la Russie, prouve combien Napoléon avait l’intelligence de sa position, et quel art il savait déployer dans sa politique. Le roi se flattait, et en cela il s’abusait étrangement, que son impartiale neutralité paralyserait tous les mouvemens guerriers à Vienne comme à Pétersbourg, et rendrait impossible une nouvelle coalition. La duplicité de nos ennemis l’entretenait dans sa funeste illusion. L’empereur Alexandre ne se lassait pas de lui écrire pour lui protester de ses sentimens pacifiques, et la cour de Vienne lui prodiguait les mêmes assurances. En vain Napoléon s’efforçait-il de le désabuser et de le convaincre que la Russie et l’Autriche étaient de concert avec l’Angleterre pour nous abattre et nous déposséder de l’Italie, Frédéric-Guillaume ne voulait point le croire. Comme tous les hommes dominés par une seule idée, il repoussait tout ce qui ne rentrait pas dans le cadre un peu étroit de son système. L’ensemble et le fond des choses lui échappaient. Il croyait faire beaucoup pour le maintien de la paix en se faisant le messager timide et doucereux des plaintes et des vœux de tous les cabinets ; il avait surtout le tort de laisser voir aux deux partis qui se le disputaient combien il craignait la guerre, et de ne point se placer