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fice en se chargeant de son blanchissage. Dans les dernières années de sa vie, le célèbre géomètre aimait à raconter les privations qu’il avait endurées à cette époque. On conçoit qu’un jeune homme dévoré par l’amour de la science, et tout entier aux mathématiques, n’ait pas senti le froid en hiver ni la chaleur en été ; mais ce que l’on a de la peine à comprendre, c’est que, dans sa position, il consentît à augmenter encore ses privations, à rendre sa vie plus pénible, pour entendre les chefs-d’œuvre de Racine et de Molière. Voici comment les choses se passaient : M. Poisson avait à Paris un parent chez lequel il dînait un jour par décade ; un autre jour, il ne mangeait que du pain sec, et, avec le prix de ces deux dîners qu’il économisait, il se procurait les moyens d’aller tous les dix jours au spectacle. Le sentiment du beau, qui se développa de si bonne heure en lui, est un trait caractéristique dans un géomètre. C’est par la délicatesse de ce sentiment qu’il a pu jusqu’à un certain point suppléer au défaut d’études littéraires, et on l’a entendu jusqu’à ses derniers jours réciter des vers qu’il avait entendus au théâtre, et dont il avait retenu un nombre prodigieux dans sa mémoire. Il les disait, non pas pour faire le bel esprit, ni pour les introduire dans les discours sérieux, mais uniquement pour se procurer une jouissance. Son goût pour le spectacle le porta à se lier de bonne heure avec des artistes. Tandis que Lagrange ouvrait sa maison au jeune savant qui s’annonçait d’une manière si brillante, et que Laplace l’accueillait comme un fils, les Talma et les Gérard recherchaient avidement la société d’un géomètre si aimable, si spirituel. Les personnes qui ne l’ont connu que tard ne sauraient s’imaginer ce qu’était M. Poisson à cette époque ; mais tous ses anciens amis s’accordent à le représenter comme le plus vif, le plus gai de ses camarades, auxquels il a joué plus d’un bon tour ; et il existe encore un admirable portrait peint par Gérard qui nous donne une idée de l’expression de cette physionomie alors si mobile, et que la méditation et les souffrances avaient rendue si sérieuse dans les dernières années. Si je vous parle, monsieur, de ses succès de société, c’est surtout pour vous montrer combien M. Poisson avait de force de caractère et savait maîtriser ses penchans : car non-seulement il ne s’abandonna jamais à la dissipation ; mais la science fut toujours son affaire principale et son unique passion. C’est au milieu de toutes les séductions de la jeunesse qu’il commença la série de ces beaux travaux qu’il ne devait interrompre qu’à son dernier jour.

Je vous ai dit qu’à peine entré à l’École Polytechnique, M. Poisson était parvenu à compléter et perfectionner une démonstration de