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REVUE. — CHRONIQUE.

l’action et donnent motif à des pas où son talent trouve encore moyen de se produire sous des aspects nouveaux ! Et dire après cela que d’autres que Taglioni ont voulu danser la Sylphide ! Il est vrai que, dès qu’une autre s’en mêle, la sylphide cesse d’être la sylphide, ses ailes se détachent et tombent comme dans la pièce, lorsque l’écharpe magique l’enveloppe. La sylphide est invisible, elle est insaisissable, elle va et vient, entre et disparaît sans qu’on sache comment ni pourquoi, et flotte dans une atmosphère de brouillards, au-dessus de tous les autres personnages. Là est toute la grace, toute la fraîcheur, tout le charme de ce joli poème. À la place de Taglioni mettez Mlle Elssler, il n’y a plus de pièce possible. Dès-lors la présence de la sylphide n’est plus un mystère pour personne. Avec la meilleure volonté du monde, on ne peut admettre que cette belle fille, dont les pas font tant de bruit, soit invisible pour Effie. Comme Taglioni s’est bien vengée de toutes les petites usurpations de Mlle Elssler ! comme elle a ravagé toutes les fleurs de son jardin avec une malice enchanteresse ! comme elle lui a tout pris, tout, jusqu’à sa Cachucha ! En effet, le pas de la Gitana que Taglioni a dansé l’autre soir au milieu d’une pluie de bouquets, ce pas merveilleux, qu’est-ce autre chose que la Cachucha, dépouillée de ce qu’elle a de brutal, de provocateur, de terre-à-terre, et transportée dans les régions de la danse et de la poésie ? Aussi, Mlle Elssler, que diable alliez-vous faire dans cette galère, dont les journaux américains ne se lassaient pas de parler, et en si beau style ? Tandis que vous couriez sur le pont, que vous grimpiez dans les cordages comme une enfant, Taglioni courait sur les planches de l’Opéra comme une danseuse sans rivale, comme Taglioni ! Tandis que le Nouveau-Monde vous adoptait, tandis que les feuilletons de New-York chantaient si plaisamment votre gloire par-delà les mers, Taglioni dansait chez nous ; Taglioni, votre reine à toutes, effaçait vos moindres traces, non dans l’air, mais sur la terre. Quel malheur pour vous, Fanny Elssler ! Taglioni vous a pris la Cachucha, c’est-à-dire la Smolenska, la Mazourka, la Cracovienne, toutes ces variations d’une même chose, toutes ces facettes du seul diamant de votre chétive couronne. Il ne vous reste plus qu’à faire comme elle. Taglioni vous a pris la Cachucha ; prenez-lui la Sylphide maintenant.

Cependant l’épreuve était dangereuse, même pour Taglioni ; elle s’essayait pour la première fois à Paris dans un genre que Mlle Elssler s’est attribué, non sans éclat ; elle avait à lutter contre des souvenirs d’hier, contre un certain engouement du public, encore sous l’impression des œillades agaçantes de la danseuse viennoise et de ce fameux mouvement de hanches dont on a tant parlé. Le public, comme on sait, est assez routinier de sa nature ; il classe avec méthode ses admirations et ne s’en écarte guère volontiers. Le public voit dans Taglioni une sylphide, dans Mlle Elssler une Andalouse, et ne sort pas de là. Il donne à l’une les airs pour royaume, à l’autre la terre, et ne veut pas que celle-ci empiète sur le domaine de celle-là. Il est vrai qu’il lui arrive quelquefois d’avoir raison, à n’en juger que d’après l’essai tenté par Mlle Elssler dans la Sylphide. Mais de ce que Mlle Elssler ne saurait s’enlever, de ce que les ailes lui manquent, il ne s’ensuit pas que Taglioni ne doive pas descendre sur