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L’ANGLETERRE ET LE MINISTÈRE WHIG.

momentanément de tout débouché et par conséquent de toute valeur, modifient gravement la situation des classes laborieuses et les soumettent à de terribles chances. Or, sous ces deux rapports, il n’est aucun pays qui soit plus exposé que l’Angleterre. Aussi, au milieu de toutes ses richesses et de toutes ses grandeurs, l’Angleterre présente-t-elle souvent le plus triste, le plus désespérant des spectacles, celui d’un être humain qui ne demande qu’à travailler pour vivre et qui ne trouve pas de travail. Outre les causes générales que je viens d’indiquer, et qui si évidemment tendent à rendre incertaine et précaire la condition des classes ouvrières, il est d’ailleurs une cause spéciale dont il est impossible de ne pas tenir compte. Cette cause, ce sont les émigrations successives des pauvres irlandais qui offrent leur travail à bas prix et font ainsi descendre graduellement la race anglaise à leur niveau. Dans un article récent sur l’excellent livre de M. de Beaumont, j’ai analysé la condition des classes pauvres en Irlande, et je suis arrivé à cette désolante conclusion, qu’au point où est venu le mal, il y a des palliatifs possibles, mais point de remède radical. C’est là le triste résultat de plusieurs siècles d’oppression et de violence. Mais l’injustice à la longue pèse presque autant sur celui qui la commet que sur celui qui la subit. Voici donc les fruits amers que l’Angleterre recueille aujourd’hui de sa longue tyrannie. À certaines époques de l’année, chaque bateau à vapeur venu d’Irlande apporte plusieurs centaines de pauvres irlandais habitués à se vêtir de haillons, à coucher dans des huttes infectes, à se nourrir de pommes de terre de basse qualité, à vivre enfin le plus mal et au plus vil prix possible. De Liverpool, ces pauvres se rendent à Birmingham, à Manchester, à Londres même, sur tous les marchés enfin où leur travail peut se vendre. Là ils rencontrent des ouvriers anglais pour qui un vêtement propre, une habitation saine, une nourriture abondante et substantielle, sont devenus un objet de première nécessité. Qu’arrive-t-il alors ? Il est bien évident que le travail ne saurait avoir deux prix, l’un pour les Irlandais et l’autre pour les Anglais. Il faut donc ou que ceux-là montent ou que ceux-ci descendent, et que le niveau s’établisse. Des deux hypothèses, c’est malheureusement la seconde qui se réalise presque toujours. Si elle ne se réalisait pas immédiatement, l’Irlande d’ailleurs tient en réserve quelques millions de bras inoccupés qu’elle jetterait sur le marché, et qui, en détruisant toute proportion entre l’offre et la demande, ne tarderaient pas à frapper la marchandise d’un véritable discrédit.