Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 23.djvu/68

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
64
REVUE DES DEUX MONDES.

Tout à coup un léger mouvement se fit dans l’auditoire ; le cercle s’ouvrit, et plusieurs étrangers entrèrent. Au respect qu’on leur montra, à l’empressement qu’on mit à leur faire place, il était évident que c’étaient des gens d’importance dont la visite honorait singulièrement la maison. Cependant, par respect pour la ballata, personne ne leur adressa la parole. Celui qui était entré le premier paraissait avoir une quarantaine d’années. Son habit noir, son ruban rouge à rosette, l’air d’autorité et de confiance qu’il portait sur sa figure, faisaient d’abord deviner le préfet. Derrière lui venait un vieillard voûté, au teint bilieux, cachant mal sous des lunettes vertes un regard timide et inquiet. Il avait un habit noir trop large pour lui, et qui, bien que tout neuf encore, avait été évidemment fait plusieurs années auparavant. Toujours à côté du préfet, on eût dit qu’il voulait se cacher dans son ombre. Enfin, après lui, entrèrent deux jeunes gens de haute taille, le teint brûlé par le soleil, les joues enterrées sous d’épais favoris, l’œil fier, arrogant, montrant une impertinente curiosité. Orso avait eu le temps d’oublier les physionomies des gens de son village ; mais la vue du vieillard en lunettes vertes réveilla sur-le-champ en son esprit de vieux souvenirs. Sa présence à la suite du préfet suffisait d’ailleurs pour le faire reconnaître. C’était l’avocat Barricini, le maire de Pietranera, qui venait avec ses deux fils donner au préfet la représentation d’une ballata. Il serait difficile de définir ce qui se passa en ce moment dans l’ame d’Orso ; mais la présence de l’ennemi de son père lui causa une espèce d’horreur, et plus que jamais il se sentit accessible aux soupçons qu’il avait longtemps combattus.

Pour Colomba, à la vue de l’homme à qui elle avait voué une haine mortelle, sa physionomie mobile prit aussitôt une expression sinistre. Elle pâlit ; sa voix devint rauque, le vers commencé expira sur ses lèvres… Mais bientôt, reprenant sa ballata, elle poursuivit avec une nouvelle véhémence :

« Quand l’épervier se lamente — devant son nid vide, — les étourneaux voltigent à l’entour, — insultant à sa douleur. (Ici on entendit un rire étouffé ; c’étaient les deux jeunes gens nouvellement arrivés qui trouvaient sans doute la métaphore trop hardie.) — L’épervier se réveillera, — il déploiera ses ailes, — il lavera son bec dans le sang ! — Et toi, Charles-Baptiste, que tes amis — t’adressent leur dernier adieu. — Leurs larmes ont assez coulé. — La pauvre orpheline seule ne pleurera pas. — Pourquoi te pleurerait-elle ? — Tu t’es endormi plein de jours — au milieu de ta famille, — préparé à comparaître — devant le Tout-Puissant. — L’orpheline pleure son père, — surpris par de