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REVUE. — CHRONIQUE.

par des alliés du même genre. M. de Tocqueville n’a pas voulu motiver un acte de justice réparatrice sur un principe de barbarie sociale ; il n’a pas voulu reconnaître au maître sur l’esclave un droit de propriété analogue à celui en vertu duquel nous possédons un cheval ou une bête de somme, et de là on a inféré qu’il s’opposerait à ce que le planteur fût indemnisé avant l’émancipation. M. de Tocqueville a été cependant bien explicite sur ce dernier point, et c’est lui qui a dit dans son rapport : « Pour que l’émancipation réussisse, il faut que les colonies soient prospères. » De la part d’un homme comme M. de Tocqueville, le mot est grave, et il ne l’a pas prononcé sans se rendre compte de sa portée. Qu’il agisse selon ses paroles, c’est tout ce que les colons ont à désirer. Mais c’est vouloir quelque chose de plus que l’impossible de demander que M. de Tocqueville reconnaisse l’esclavage comme un droit. Il ne le pouvait point sans démentir toutes ses doctrines, qui ne sont pas celles de la féodalité et du siècle de Louis XIV. Tout le monde n’est pas disposé à soutenir, en 1840, que l’esclavage est de droit divin, et à en puiser la preuve dans les textes de l’Écriture, sauf à dire ensuite que le saint père fait des concessions à l’esprit du siècle et dévie du catholicisme véritable, lorsqu’il confirme par une nouvelle lettre apostolique la condamnation qu’il a portée, depuis plusieurs siècles, contre la traite et l’esclavage. L’indemnité est due par l’état comme expiation de l’institution barbare qu’il a d’abord sanctionnée, qu’il a encouragée plus tard même par des lettres de noblesse, et qu’il condamne aujourd’hui, en vertu même des révolutions qui se sont opérées dans le droit écrit et dans les mœurs de la métropole. C’est à l’état de supporter, dans l’intérêt d’une bonne exécution de la réforme, les frais de ce grand déplacement.

La commission a entendu plusieurs témoignages sur la situation des colonies françaises et étrangères, il est remarquable qu’aucune des personnes appelées n’appartient au parti abolitionniste proprement dit, soit en Angleterre, soit en France. M. Turnbull, en ce moment consul anglais à Granville, a été secrétaire du gouvernement de la Trinidad. M. Sully-Brunet a été pendant plusieurs années délégué de l’île Bourbon. M. Bernard est, en ce moment même, procureur-général de la Guadeloupe. M. Jules Lechevalier vient de remplir une mission d’exploration. Les procès-verbaux de la commission sont demeurés secrets, et l’on ne peut savoir rien de précis touchant les divers témoignages entendus.

On dit cependant que M. Turnbull, en affirmant les heureux résultats de l’émancipation, n’a pas dissimulé qu’il était possible d’aviser à des mesures d’exécution meilleures que celles qui ont été adoptées par le gouvernement anglais. La même opinion aurait été émise par M. Jules Lechevalier. M. Sully-Brunet aurait exposé de nouveau le plan d’émancipation qu’il a déjà publié, et qui aboutit à une sorte de servage. Il a insisté sur une réforme qui serait fort utile à nos colonies, l’introduction d’un peu plus de liberté dans la presse, placée encore sous le régime de la censure absolue. Ce n’est pas qu’il y ait lieu à une législation aussi libérale que celle de la métropole. Ici encore il faudra