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il revêt et anime tout ; c’est là sa magie ; il faut qu’on dise de lui : C’est vrai, et pourtant que ce ne le soit pas.

D’abord jeune, en écrivant, si l’on est déjà piqué d’amère ironie, on voudrait étreindre toute la vérité, dire tout le mal qu’on devine, le proférer à la face du ciel et de la société avec dédain et colère. Plus tard, en avançant dans la vie, on voit qu’on ne peut dire assez, que le fond échappe toujours, que c’est inutile de trop presser. On se détend alors ; on consent, après avoir dit beaucoup, à s’envelopper, si on le peut, dans la grace, dans une sorte d’illusion idéale encore. Voyez la Colomba de Mérimée ; toute l’ironie s’y est voilée et y est redevenue comme virginale.

M. Sue sait tout cela aussi bien et mieux que nous, lui qui, dans Arthur même, nous a si bien motivé en deux endroits sa préférence pour Walter Scott sur Byron[1] ; lui qui nous dit encore par la bouche de son héros que, « si le monde pénètre presque toujours les sentimens faux et coupables, jamais il ne se doute un instant des sentimens naturels, vrais et généreux. » M. Sue ne nie pas les bons sentimens, mais plutôt leur chance de succès ici-bas. Il nous a permis au reste de suivre les diverses transformations de sa pensée sur cette question même. Il a débuté par une crudité systématique ; dans Brulart d’Atar-Gull, il a exprimé le mécompte violent poussé jusqu’à la rage contre l’humanité ; dans Zsaffie de la Salamandre, il a rendu l’ironie calculée qui va à tout flétrir. Avait-il bien dessein en cela, comme il le déclare dans la préface de la Vigie, d’amener, d’induire, par les critiques même qu’on lui ferait, le parti libéral et philosophique à reconnaître qu’il n’est pas de bonheur pour l’homme sur la terre si on lui arrache toute illusion ? C’était prendre une voie bien indirecte, on l’avouera, pour reconstruire ces illusions ; c’était frapper trop fort pour qu’on lui dît : N’allez pas si loin. Méthode scabreuse de faire marcher l’ilote ivre devant le Spartiate pour dégoûter celui-ci de l’ivresse ! Il faut être, avant tout, bien Spartiate pour être sûrement guéri. Quoi qu’il en soit, dans la préface d’Arthur, et auparavant dans celle de Latréaumont, l’auteur semble près de s’amender ; il ne croit plus au mal absolu ni à son triomphe inévitable sur le bien ; du point de vue plus élevé d’où il juge, « les illusions du vice lui paraissent, dit-il, aussi exorbitantes à leur tour que lui paraissaient jadis celles de la vertu. » L’auteur arrive évidemment à sa maturité d’éclectisme et de scepticisme. Ce progrès, cette rectification qui se

  1. Tome II, pages 36 et 88.