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REVUE. — CHRONIQUE.

de l’orchestre, qui soufflent à s’époumoner dans la gueule béante des trombones et des ophycléides. Seulement le vieux bouquin à exorcismes nous a paru un peu usé ; depuis Robert-le-Diable, il a passé par tant de mains avant d’arriver au jeune comte Frédéric ; l’administration fera bien de s’en procurer un neuf. — Une fois la banalité d’un pareil sujet admise, on ne peut s’empêcher d’applaudir à la manière vraiment ingénieuse dont certaines parties de l’ouvrage sont traitées. Il y a surtout, au second acte, une scène d’un effet excellent, et qui figurerait à merveille dans une comédie.

Le comte Frédéric, amoureux d’une paysanne, est au moment de l’épouser, lorsque survient la Phœbé, son ancienne maîtresse, qui, pour se débarrasser de sa rivale, paie à prix d’or les services d’un pirate qui se charge d’enlever la jeune fille. Lilia sort pour venir faire sa prière au pied d’une petite croix, et comme elle est encore agenouillée, on l’entoure, on l’entraîne, on l’embarque. Mais tout n’est pas dit ; Urielle, qui vient d’assister à la scène, imagine de faire enlever la Phœbé à son tour. Lorsqu’il s’agit de se passer quelque fantaisie, les gens de l’enfer ne marchandent pas, l’or ne leur coûte guère, on le sait ; la diablotine paie double, et, délivrée du même coup des deux femmes qui lui disputaient le cœur du jeune comte, reste seule maîtresse du terrain. On ne saurait dire tout ce qu’il y a d’esprit et de mouvement dans cette scène, bien jouée du reste par Mlle Pauline Leroux, Mlle Noblet, et Simon. La malice égrillarde du petit diable, la jalousie de la belle courtisane délaissée, la rapacité grossière du bandit, tout cela est bien exprimé, grace à la pétulance de Mlle Leroux, à la tenue si distinguée de Mlle Noblet et à la verve bouillante de Simon. Il vous semble que vous assistez à l’exécution d’un de ces admirables morceaux de la bonne école italienne, d’un trio de Païsiello ou de Cimarosa où chacun fait sa partie en conscience. La scène du marchand d’esclaves a son agrément, même après la Tentation et la Révolte au sérail, et l’on aurait tort de vouloir s’en plaindre, car, outre qu’il est parfaitement indispensable à l’Opéra que tout homme ayant des accointances avec un diable quelconque, voyage en Orient et passe en revue tous les harems, ce commerce en plein vent de femmes à demi nues est un spectacle qui peut avoir son intérêt. Vous voyez là des groupes d’esclaves plus ou moins belles, indolemment étendues sur des nattes et des coussins ; acheteurs et marchands vont et viennent, soulevant, à mesure qu’ils passent, les gazes qui les voilent ; il y en a de brunes et de blondes, de vives et de languissantes ; celles-ci se reposent, celles-là dansent. On les contemple, on les mesure, on les crie à l’enchère sur une estrade autour de laquelle viennent s’asseoir les marchands et les amateurs, les gens d’affaires et les hommes de plaisir. Parmi ceux-là, il en est un surtout qui fait les délices de la salle, je veux parler d’un Persan, long, maigre, jaune, épuisé, l’homme riche, l’homme important de la vente, et que tous les marchands accablent, sans qu’il ait l’air d’y prendre garde, de toute sorte d’obséquieuses prévenances. Il arrive dans un palanquin somptueux, prend place, regarde d’un œil hébété les femmes qu’on lui montre, et s’il en voit une pour qui ses sens veuillent encore parler, il puise l’or à pleines mains dans un coffre, et se la procure sans sourciller. Élie est excellent dans ce personnage, à qui Mlle Pauline Leroux finit par faire perdre la tête dans un pas vraiment diabolique, et qui, pour les allures lascives, les gestes effrénés et les œillades provocatrices, laisse bien loin derrière lui toutes