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Ronsard du Dictionnaire : « Il plaida contre Joachim Du Bellay pour recouvrer quelques odes qu’on lui détenoit et qu’on lui avoit dérobées adroitement. » Et le moqueur ajoute en note, se donnant plus libre carrière : « Voilà un procès fort singulier ; je ne doute pas que Ronsard ne s’y échauffât autant que d’autres feroient pour recouvrer l’héritage de leur père. Son historien manie cela doucement, il craint de blesser le demandeur et le défendeur : ce dernier soutenoit devant les juges le personnage le plus odieux, mais l’autre ne laissoit pas de leur apprêter un peu à rire. » Colletet nous raconte la même historiette plus au sérieux, en reproduisant à peu près les termes de Claude Binet et en homme qui marche sur des charbons ardens : « Comme le bruit s’épandoit déjà partout de quatre livres d’odes que Ronsard promettoit à la façon de Pindare et d’Horace… Du Bellay, mu d’émulation jalouse, voulut s’essayer à en composer quelques-unes sur le modèle de celles-là, et trouvant moyen de les tirer du cabinet de l’auteur à son insu et de les voir, il en composa de pareilles et les fit courir pour prévenir la réputation de Ronsard ; et, y ajoutant quelques sonnets, il les mit en lumière l’an 1549, sous le titre de Recueil de poésies : ce qui fit naître dans l’esprit de notre Ronsard, sinon une envie noire, à tout le moins une jalousie raisonnable contre Du Bellay, jusques à intenter une action pour le recouvrement de ses papiers, et, les ayant ainsi retirés par la voie de la justice, comme il étoit généreux au possible et comme il avoit de tendres sentimens d’amitié pour Du Bellay,… il oublia toutes les choses passées, et ils vécurent toujours depuis en parfaite intelligence : Ronsard fut le premier à exhorter Du Bellay à continuer dans l’ode. »

Pourtant cette action en justice est un peu forte : qu’en faut-il croire ? Voisenon se trouvait un jour avec Racine fils chez Voltaire, qui lisait sa tragédie d’Alzire. Racine, qui était peu gracieux, crut reconnaître au passage un de ses vers, et il répétait toujours entre ses dents et d’un air de grimace : « Ce vers-là est à moi. » Cela impatienta Voisenon, qui s’approcha de M. de Voltaire en lui disant : « Rendez-lui son vers, et qu’il s’en aille. » Mais ici ce n’était pas d’un vers qu’il s’agissait, c’était d’une ode, de plusieurs odes tout entières : quelle énormité ! Comment toutefois s’expliquer que Du Bellay les ait prises, ou qu’il ne les ait rendues que contraint ?

Cette anecdote m’a toujours paru suspecte : ce serait un vilain trait au début de carrière de Du Bellay qui n’en eut jamais par la suite à se reprocher ; ce serait la seule tache de sa vie. Je sens le besoin de m’en rendre compte, et voici comment je m’imagine simplement