Page:Revue des Deux Mondes - 1840 - tome 24.djvu/345

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
341
THÉÂTRE ESPAGNOL.

On veut se persuader qu’il n’est pas mort, qu’échappé comme par miracle du massacre de son armée, il n’a osé reparaître immédiatement au milieu de ses sujets, sur lesquels il a attiré tant de calamités ; qu’il est allé chercher dans un exil volontaire et dans de rigoureux pèlerinages l’expiation de ses fautes. Bientôt ces bruits, d’abord vaguement répandus, prennent plus de consistance. Des voyageurs affirment avoir rencontré Sébastien sous un humble déguisement. Ils ont voulu lui parler ; mais, se voyant reconnu, il s’est rapidement éloigné en leur faisant signe de garder le silence. On ajoute que le terme qu’il a fixé lui-même à son expiation est au moment de finir, et que, touché des malheurs du Portugal, il va bientôt y reparaître pour briser le joug honteux auquel il est soumis.

Ces rumeurs, adroitement propagées, ne sont autre chose que le résultat d’une intrigue ourdie par un agent secret du prieur de Crato, don Antonio de Portugal, bâtard de la maison royale et le principal concurrent de Philippe II. Cet agent a rencontré un jeune homme d’une condition obscure, dont la figure et la taille rappellent singulièrement le roi Sébastien. Trouvant en lui l’esprit, le courage et la hardiesse nécessaires pour le rôle qu’il lui destine, il lui a persuadé de profiter de cette ressemblance pour tenter de grandes destinées. Ce qu’il ne lui a pas dit, c’est qu’il compte seulement se servir de lui pour exciter une insurrection populaire ; que, lorsque les insurgés seront trop engagés pour pouvoir reculer, il le fera périr et proclamera le prieur de Crato, qu’ils seront bien forcés de recevoir et de défendre comme souverain, moins encore à titre de représentant de leur ancienne dynastie, que parce qu’il sera leur seul refuge contre les vengeances de Philippe II. En attendant que les choses soient mûres pour ce dénouement, l’habile intrigant, après avoir soigneusement instruit le jeune aventurier des particularités qui peuvent l’aider à tromper les esprits crédules, le conduit à Madrigal, petite ville de Castille, où une cousine du véritable Sébastien, la princesse Anne d’Autriche, est religieuse dans un couvent. Il l’introduit auprès de cette princesse, qui, abusée tout à la fois par ses regrets, par la figure et par les discours de son prétendu parent, donne complètement dans le piége, s’associe aux projets qu’on lui révèle, et se fait un bonheur d’en préparer le succès par le sacrifice de l’argent dont elle peut disposer, de ses pierreries, de ses diamans, en un mot de tout ce qu’elle a de précieux. Avec ce puissant secours, le complot marche rapidement. Aux yeux du public, Gabriel d’Espinosa (c’est le véritable nom du faux Sébastien) n’est, il faut bien prononcer le mot, qu’un simple pâtissier ; mais, abandonnant à des valets les occupations de cette vulgaire industrie, il a soin de se répandre dans le peuple, de se montrer généreux, désintéressé, de donner, toutes les fois que l’occasion s’en présente, des témoignages de sa bravoure, de sa force prodigieuse, de son adresse, et il ne manque pas de manifester de préférence ces qualités si séduisantes pour le vulgaire dans certains exercices où l’on sait qu’excellait le roi dont il veut prendre la place. À d’autres personnes, il se présente comme un simple gentilhomme castillan, et c’est en cette qualité qu’aidé de sa galanterie et de sa bonne mine, il est parvenu à séduire une