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poète de la passion. Il faut bien le dire : la langue française est devenue poétique par un prodige du talent français ; elle ne possède en elle-même et dans son propre fonds qu’un très petit souffle d’inspiration et d’harmonie, un rhythme difficile à percevoir, une légère, délicate et insuffisante prosodie ; ce sont des nuances plutôt que des couleurs, des souplesses plutôt que des audaces, un murmure plutôt qu’une musique. Le principal caractère de la poésie française, considéré sous le rapport de l’harmonie primitive, se trouve renfermé dans l’emploi de l’e muet, qui n’est pas une voyelle, mais un quart de voyelle, un souffle. L’obstacle insurmontable et la note la plus fausse de son clavier, c’est l’abominable prononciation des syllabes nasales, an, en, in, on, un, qui n’ont pas d’autre repaire en Europe que notre idiome, et qui, privées de sonorité, de grace, de légèreté, d’élégance, se représentent cependant à toutes les phrases. Les grands artistes ont vaincu ces difficultés. Ils ont sculpté le métal rebelle, et gravé leurs noms dans ce bois aussi dur que le bois d’Amérique dont parle Cooper, et qui, dès le premier coup de la hache, émousse le tranchant de l’acier. Gloire à eux. La perfection de forme que Ronsard le premier, puis Malherbe, Racine, Jean-Baptiste Rousseau, André Chénier, ont su introduire dans la versification française, tient en grande partie à cette révolte de la matière employée. Mais de là aussi, et des systèmes artificiels que notre société doit à la discipline romaine, il est résulté un mode poétique très élaboré, très didactique, une habitude pour ainsi dire scolaire. L’émotion naïve et primitive, la passion intense et de premier jet, se sont rarement fait jour dans cette versification laborieuse. Le mérite de la difficulté vaincue a dominé tous les mérites dans la poésie française : on a vu Bossuet et J.-J. Rousseau, poètes-nés, écrire en prose leurs ardentes pensées, et Malherbe, Boileau, Jean-Baptiste, nés prosateurs, sans imagination et presque sans ame, se placer à juste titre au premier rang des grands ouvriers poétiques, des suprêmes artistes de la versification et du langage.

Il y a beaucoup à dire aussi contre la périlleuse facilité des versifications étrangères. Si lord Byron, dans sa mauvaise et injuste humeur, appelait notre poésie le crin-crin sourd et criard d’un maître de danse endormi ; s’il est vrai que les émotions ingénues et les passions franches se reflètent avec quelque peine et une grace pour ainsi dire oblique et gênée dans les œuvres de beaucoup de poètes français, on doit convenir aussi que l’insignifiant lieu commun des paroles inutilement cadencées a rempli d’œuvres sans valeur les recueils poétiques de nos voisins. Je ne parle pas de l’Italie, dont la