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l’abandonna au hasard, disant avec juste raison qu’il fallait bien hisser quelque chose à son étoile.

Ce fut dans la maison de l’architecte du roi que l’on prit surtout le jeune abbé en grande affection. Il y avait deux petites filles espiègles que M. Cordier parvint à contenir toute une soirée en leur faisant des tours de cartes. Mme Moreau, voyant qu’il amusait ses enfans, le pria de venir le plus souvent qu’il pourrait. L’abbé y mit toute la complaisance imaginable. Il s’échappait un moment des endroits où il se plaisait le plus, et chaque soir vers neuf heures, il arrivait pour le coucher des enfans ; il les asseyait sur ses genoux et leur contait le conte de Fine-Oreille ou celui de Monsieur le Vent, que les petites filles savaient par cœur, mais qu’il disait à ravir. Il usa aussi de discrétion en ne venant pas pour cela dîner plus fréquemment, à moins qu’il n’y fût contraint par la nécessité.

L’amitié qu’on avait pour notre abbé s’était accrue tous les jours, et il se trouvait fort heureux de son sort ; mais le mois de mars allait finir bientôt, et Cordier, qui n’avait pas un sou pour payer le terme de son loyer, était menacé de n’avoir plus de domicile, ce qui était fort grave.

Un soir, Mme Moreau tira de sa poche un portefeuille où elle écrivait les adresses de ses connaissances, et demanda en riant comment il se faisait qu’elle ne sut pas encore où demeurait son ami M. Cordier.

— Madame, répondit l’abbé, vous me demandez cela fort à propos, car dans trois jours il eût été bien tard, et je n’aurais su que vous dire.

— Est-ce que vous allez déménager ? dit Mme Moreau ; je vous plains. C’est fort ennuyeux.

— Déménager n’est pas le difficile, répondit Cordier ; ce n’est pas non plus de trouver un autre gîte, mais c’est de payer un terme d’avance qui est une grande affaire, à moins qu’on n’ait de l’argent.

Mme Moreau se leva sans rien répliquer, et prit à part son mari. Au bout d’un moment, elle revint, et après un peu de silence elle dit en travaillant à sa tapisserie :

— Monsieur l’abbé, nous avons là-haut une chambre qui ne sert à personne ; si vous voulez demeurer avec nous, mon mari vous offre ce petit logement.

— J’accepte sans me laisser prier, madame, et de tout mon cœur,

— Votre lit sera prêt demain ; vous viendrez quand il vous plaira.

Mme Moreau, voyant que le plaisir et la reconnaissance avaient ému l’abbé, lui tendit une main par-dessus son métier à tapisserie, et lui dit pendant qu’il y déposait un baiser respectueux :