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elle m’accorde deux heures de tête-à-tête ! Que vais-je lui dire ? Comment lui cacher mon amour ?

La crainte et l’espérance allaient et venaient dans l’ame du jeune abbé. Lorsqu’il fut rentré dans sa petite chambre, il promena autour de lui des regards désolés, et le sentiment de sa pauvreté lui perça le cœur.

— Non, dit-il avec abattement, je n’irai pas m’exposer au feu de ses beaux yeux. Puisque les bonheurs excessifs ne sont pas faits pour moi, sachons au moins fuir les dangers. Il m’appartient bien de courtiser une actrice, à moi qui n’ai pas de chemise ! Allons, n’y pensons plus.

Cordier, ayant bravement pris son parti, se mit à chanter la chanson de Mme Moreau :

Il était, il était
Une jeune fille, etc.

Il ouvrit un tiroir de sa commode pour y serrer le billet de la séduisante Phœbé. Ô miracle ! ce tiroir contenait six chemises neuves ! Les merveilles de la civilisation, lorsqu’elles frappèrent les regards du jeune Barbare qui le premier traversa le Bosphore, n’eurent pas un éclat plus surprenant que celui de cette admirable trouvaille. L’abbé n’osait porter ses mains sur la toile fine, de peur qu’elle ne vînt à s’évanouir comme une illusion des sens.

— Ô madame Moreau ! dit-il avec émotion, vous êtes une seconde providence !

Le diable, qui était sans doute jaloux du bonheur de notre abbé, lui fit découvrir alors un petit trou au coude de son habit ; mais Cordier n’était pas homme à se déconcerter pour si peu de chose.

— Ce n’est rien que cela, dit-il gaiement ; on ne manque pas un rendez-vous faute d’un bout de fil noir pour faire une reprise.

Et il se coucha tout joyeux. Cette fois, il rêva qu’il était dans le paradis des Orientaux et que Mahomet lui-même n’avait pas une veste aussi belle que la sienne.

III.

Le lendemain, notre abbé regardait l’effet de sa chemise blanche dans son miroir à barbe. Il appela le valet de chambre pour avoir son habit qu’on avait emporté.