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millon ? Toute votre industrie devrait être employée à étouffer votre amour et non à le déclarer. Ce n’est pas que vous ne soyez digne de l’affection des plus grandes dames ; mais vous vous en rendez indigne en servant la moindre de toutes. Et puis, faut-il qu’un esprit éclairé comme est le vôtre, et qui n’est fait que pour Dieu, se rende aveugle à ce point d’adorer une créature ?

« Quittez donc, monsieur, une passion qui vous dégrade de votre noblesse, et n’exposez pas votre réputation pour quelque chose que vous ne sauriez acquérir. Que si vous continuez à vous abuser à plaisir, j’espère vous détromper bientôt en vous faisant voir que ce qui fait l’objet de votre ravissement doit l’être de votre aversion. Mon sein vous a blessé le cœur, dites-vous dans vos vers ? eh bien ! je guérirai votre cœur en vous découvrant mon sein. Cependant tenez pour assuré que je vous aime d’autant plus véritablement, que je fais semblant de ne pas avoir d’amour pour vous. »

Raymond Lulle, selon l’usage des amans, interpréta cette lettre énigmatique tout en faveur de sa passion, et devint plus follement épris que jamais d’Ambrosia. Il était toujours sur ses traces, et l’empressement qu’il mettait à la voir était tel, qu’un jour, en passant à cheval sur la grande place de Palma au moment où Ambrosia se rendait à la cathédrale pour entendre la messe, emporté par sa folle passion, il piqua son cheval et la suivit ainsi tout monté jusqu’au milieu de l’église.

Quoique cette extravagance eût excité la risée de toute la ville et qu’elle fît tenir mille propos, Raymond Lulle n’en devint que plus indiscret, au point que la dame, qui ne pensait guère à l’amour, comme on le saura bientôt, et qui redoutait les effets de la médisance, résolut de mettre fin à des assiduités dont le résultat ne pouvait être que funeste. Depuis la lettre qu’elle avait envoyée à Raymond Lulle, de nouvelles remontrances, des refus et des dédains même, tout avait été mis en usage par la belle Génoise pour décourager son persécuteur. Enfin, lasse de faire une résistance inutile, elle se décida, de concert avec son mari, à employer la seule ressource qui lui restait. Elle écrivit à Raymond Lulle pour lui donner rendez-vous chez elle. Arrivé chez Ambrosia, le jeune amant ne put se défendre d’une émotion très vive, causée non-seulement par la présence de la personne qu’il adorait, mais surtout par le calme, la gravité et un certain air de tristesse même qui régnaient sur son visage. Ce fut la dame qui rompit le silence, en lui demandant quelle pouvait être la cause de l’acharnement avec lequel il la poursuivait. À ces mots,