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LETTRES DE MADAME ROLAND.

fait les parts nettes et sûres ; il les fait au sein même de l’écrivain original, mais qui a trop obéi au goût de ses disciples, et qui s’est laissé aller aux excès applaudis. Dans ces pages que les yeux contemporains, atteints du même mal et épris de la même couleur jaunissante, admirent comme également belles, et qu’une sorte d’unanimité complaisante proclame, le temps, d’une aile humide, flétrit vite ce qui doit passer, et laisse, au plein milieu des objets décrits, de grandes plaques injurieuses qui font mieux ressortir l’inaltérable du petit nombre des couleurs légitimes et respectées. Les volumes de lettres de Mme Roland nous arrivent tout tachetés de ces places qui sautent d’abord aux yeux ; ce sont les lieux communs de son siècle ; il n’y a que plus de fraîcheur et de grace dans les traits originaux sans nombre dont ils sont rachetés.

Les quatre ou cinq années qui s’écoulent depuis la mort de sa mère jusqu’à son union avec M. Roland, lui apportent de rudes, de poignantes et à la fois chétives épreuves. Son père se dérange et se ruine ; elle s’en aperçoit, elle veut tout savoir, et il lui faut sourire au monde, à son père, et dissimuler : « J’aimerais mieux le sifflement des javelots et les horreurs de la mêlée, s’écrie-t-elle par momens, que le bruit sourd des traits qui me déchirent ; mais c’est la guerre du sage luttant contre le sort. » Elle venait de lire Plutarque ou Sénèque, quand elle proférait ce mot stoïque ; mais elle avait lu aussi Homère, et elle se disait dans une image moins tendue et avec sourire : « La gaieté perce quelquefois, au milieu de mes chagrins, comme un rayon de soleil à travers les nuages. J’ai grand besoin de philosophie pour soutenir les assauts qui se préparent : j’en ai fait provision ; je suis comme Ulysse accroché au figuier : j’attends que le reflux me rende mon vaisseau. »

M. Roland, qui avait fait un voyage en Italie, repasse par Paris, mais il la visite assez inexactement ; elle en est un peu piquée. Une fois, elle rêve de lui, mais en pure perte. Elle en écrit assez sèchement aux deux sœurs : décidément, c’est un homme occupé et qui se prodigue peu ; elle qui fait si volontiers les portraits de ses amis, elle ne se croit pas en droit d’entreprendre le sien ; il est, par rapport à elle, au bout d’une trop longue lunette, et rien n’empêche qu’elle ne le suppose encore en Italie. On ne parle pas ainsi d’un indifférent ; c’est bon signe pour M. Roland qui, prudent observateur, s’en doute peut-être, qui ne s’en inquiète d’ailleurs qu’autant qu’il le faut, et qui s’avance, tardif, rare et sûr, comme la raison ou comme le destin.