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REVUE DES DEUX MONDES.

M. Liszt nous adresse la lettre suivante que nous nous empressons de publier :

« Monsieur,

« Dans votre revue musicale du 15 octobre dernier, mon nom se trouvant prononcé à l’occasion des prétentions outrées et des succès exagérés de quelques artistes exécutans, je prends la liberté de vous adresser à ce sujet une observation.

« Les couronnes de fleurs jetées aux pieds de Mlles Essler et Pixis par les dilettanti de New-York et de Palerme, sont d’éclatantes manifestations de l’enthousiasme d’un public. Le sabre qui m’a été donné à Pesth est une récompense décernée par une nation sous une forme toute nationale.

« En Hongrie, monsieur, dans ce pays de mœurs antiques et chevaleresques, le sabre a une signification patriotique, c’est le signe de la virilité par excellence, c’est l’arme de tout homme ayant droit de porter une arme. Lorsque six d’entre les hommes les plus marquans de mon pays me l’ont remise aux acclamations unanimes de mes compatriotes, pendant qu’au même moment le comitat de Pesth demandait pour moi des lettres de noblesse à sa majesté, c’était me reconnaître de nouveau, après une absence de quinze années, comme Hongrois ; c’était me récompenser de quelques légers services rendus à l’art dans ma patrie ; c’était surtout, et je l’ai senti ainsi, me rattacher glorieusement à elle en m’imposant de sérieux devoirs, des obligations pour la vie, comme homme et comme artiste.

« Je conviens avec vous, monsieur, que c’était, sans nul doute, aller bien au-delà de ce que j’ai pu mériter jusqu’à cette heure. Aussi, ai-je vu dans cette touchante solennité l’expression d’une espérance encore bien plus que celle d’une satisfaction. La Hongrie a salué en moi l’homme dont elle attend une illustration artistique après toutes les illustrations guerrières et politiques qu’elle a produites en grand nombre. Enfant, j’ai reçu de mon pays de précieux témoignages d’intérêt et les moyens d’aller au loin développer ma vocation d’artiste. Quand après de longues années le jeune homme vient lui rapporter le fruit de son travail, et l’avenir de sa volonté, il ne faudrait pas confondre l’enthousiasme des cœurs qui s’ouvrent à lui, et l’expression d’une joie nationale, avec les démonstrations frénétiques d’un parterre dilettante.

« Il y a, ce me semble, dans ce rapprochement, quelque chose qui doit blesser un juste orgueil national, et des sympathies dont je m’honore.

« Agréez, etc.« F. Liszt. »

Hambourg, 26 octobre 1840.

Le lecteur appréciera les motifs de cette lettre. M. Liszt s’étonne qu’on ait eu l’imprudence de le citer entre Mlle Elssler et Mlle Pixis. Le jeune pianiste veut sans doute qu’on le nomme entre Beethoven et Mozart. Nous attendrons pour cela que M. Liszt ait écrit la sonate fantaisie ou l’ouverture de la Flûte enchantée, par exemple ; jusque-là M. Liszt restera pour nous ce qu’il est, un exécutant prodigieux, un virtuose du premier talent, et nous ne croyons