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appelait l’un après l’autre chacun de ceux qui s’étaient inscrits, l’introduisait auprès du roi, puis se retirait sur le seuil de la porte. Un jour, je me présentai avec la foule à l’une de ces audiences populaires, qui existaient encore en Autriche sous le règne du dernier empereur, et jadis en France autour du chêne de Vincennes. J’entrais l’un des derniers, et j’eus le temps d’observer ce curieux tableau d’un peuple arrivant librement jusqu’à son roi, dans un temps où le poignard des assassins oblige les rois à s’entourer de gardes et à barricader leur porte. Il y avait déjà sur la table trois grandes feuilles pleines de noms de visiteurs. Autour de moi, je voyais des gens de tout âge et de toute sorte. À côté des professeurs de Leyde, en longue robe noire, qui venaient s’entretenir avec leur souverain des besoins de leur université, était un étudiant au regard timide qui voulait lui offrir sa thèse ; près de l’officier supérieur, portant de grosses épaulettes et un habit étincelant d’or et de décorations, s’avançait l’aspirant de marine, avec son humble frac bleu et sa casquette ornée d’un mince galon ; le riche négociant, dont le nom valait à la bourse d’Amsterdam des millions de florins, était assis sur une banquette à côté du prolétaire qui venait solliciter un modique emploi. Ce jour-là, dans la demeure du souverain, tous les rangs étaient égaux, tous les priviléges de la naissance et de la position sociale étaient suspendus. Il n’y avait d’autre privilége que celui d’un numéro d’inscription ; le premier venu passait le premier. L’ouvrier avec sa veste de grosse laine et ses pieds poudreux passait avant l’élégant gentilhomme dont on entendait encore piaffer les chevaux dans la rue ; l’élève passait avant le maître, et le soldat avant l’officier. Dans un salon, voisin, le roi était debout, appuyé contre une console, saluant avec affabilité chacun de ceux qui tour à tour s’avançaient près de lui, écoutant ses réclamations, ses plaintes, puis le congédiant par un léger signe de tête. La porte de son salon était ouverte, et sur la figure des hommes du peuple accueillis ainsi par leur souverain, je vis briller plus d’une fois un éclair de joie. Tel qui s’approchait de lui, l’œil triste, la tête baissée, semblait tout à coup ravivé par une espérance salutaire, et se retirait en le saluant avec un sentiment de respect et de reconnaissance. Peut-être ces pauvres gens avaient-ils déjà éprouvé que le roi prenait un véritable intérêt à leurs souffrances ; peut-être aussi était-ce pour eux une consolation suffisante de pouvoir porter leurs plaintes au pied du trône et d’être écoutés. Tandis que tous ceux qui m’avaient précédé dans le salon d’attente défilaient ainsi dans le salon de récep-